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Conférence de Thomas Keller, Professeur émérite à l’Université Aix-Marseille,
du 7 septembre 2019 à Weimar

Introduction : Mme de Staël ethnographe

Dans ses entretiens avec Didier Eribon, Claude Lévi-Strauss rapporte, d’une façon bien inattendue, un propos de Madame de Staël : voyager est, quoi qu’on puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie. La citation vient de Corinne ou l’Italie, elle se trouve au début du chapitre II. Lévi-Strauss partage l’aversion, comme le montre le célèbre incipit dans Tristes Tropiques : Je hais les voyages et les explorateurs. Par cette exclamation, il se tourne contre l’exotisme et le goût pour l’aventure. Il constate une parenté : Mme de Staël, voyageuse en terre étrangère comme lui, explore et garde ses distances. Elle noue des contacts et collecte des informations pour les soumettre à ses analyses. Elle ne pratique ni une conversion à l’autre culture (going native), ni la méthode de l’observation participante préconisée par beaucoup d’ethnologues. Ainsi peut-on dire que Mme de Staël est ethnographe (et sociologue) avant la lettre tout en gardant ses distances. Quant à son voyage en Allemagne, son exploration s’appuie sur un écart, une différence de niveau qui sépare les Allemands et les Français. Le pays voisin est moins développé, moins technisé, il offre moins de confort, moins de société. Il n’a pas de capitale, pas de public centralisé. Cependant sa culture est d’un grand intérêt. Le contact avec les gens du peuple est moins important que la présentation des philosophes et artistes et l’analyse de leurs œuvres. Néanmoins elle doit disposer de témoins, de garants, elle doit interviewer. Ensuite le voyage a besoin d’un travail postérieur, à partir de notes prises lors de voyages et d’interviews. Elle a recours à l’aide de médiateurs, parmi eux des traducteurs. L’exploratrice effectue un travail de seconde médiatrice par lequel elle insère les informations récoltées dans la matrice de sa propre culture.

L’impression de ses hôtes allemands qu’elle perçoit comme des « Hyberboréens » (Goethe), vient de sa curiosité scientifique pour le paradoxe d’une culture riche en terre pauvre. En dépit de tout ce qu’elle a de bonne grâce, elle ne s’en comporte pas moins avec je ne sais quel air de grossièreté sommaire de voyageuse venue en exploration chez les Hyperboréens, avec l’idée que leurs vieux sapins et leurs vieux chênes séculaires, leur fer et leur ambre peuvent encore à la rigueur être de quel usage utile ou décoratif.

Goethe remarque qu’elle réactualise et adapte les grilles de lecture héritées de l’Antiquité : le rapport entre le Latium rural et la Grèce cultivée (Horace) et celui entre Rome et la Germanie (Tacite) préfigurent celui entre la France et l’Allemagne. Du même coup, son voyage lui permet d’inventer un nouveau langage transférentiel. Sa créativité ne réside pas dans la maîtrise de langues étrangères ou dans sa capacité de traduire d’une langue à l’autre. Elle forge un code cosmopolite intermédiaire et transitoire réalisant l’insertion d’informations singulières. C’est encore Goethe qui, en recevant le fruit de ses explorations, l’ouvrage De l’Allemagne, reconnaît ce mérite :

Son livre De l’Allemagne est l’ouvrage significatif qui renversa la muraille de Chine des préjugés antiques et servit d’intermédiaire entre les nations et les littératures nationales dans l’esprit de la littérature universelle naissante. S’il est vrai que Mme de Staël se sert des vieilles perceptions de la Germanie, force est de constater qu’elle les renverse également en soulignant le processus de transmission. Elle jette un premier jalon pour la fameuse « Weltliteratur » tant invoquée par Goethe.

À l’encontre d’une vision de la modernité qui voudrait faire table rase par le progrès et la révolution, Mme de Staël favorise une transformation créatrice qui laisse intacts certains liens avec le passé et renforce les contacts entre cultures différentes. Elle respecte la culture du salon que l’ancien régime a léguée et situe le moderne dans le contact avec les voisins de la France. Si elle transgresse les règles établies dans l’ancien régime par le classicisme devenu routine et le sensualisme matérialiste ainsi que les rôles assignés aux femmes, elle le fait dans le sens d’une «transaction incertaine » . Entre le vieux monde, qui n’est plus, après le changement de régime, et le nouveau monde, qui n’existe pas encore, elle incarne une incertitude, une confusion, une recherche de soi, une étrangeté du monde et à elle-même. La terreur de la Révolution devient celle du temps . Tout est à réinventer. C’est à partir d’une « désappartenance » qu’elle entreprend sa recherche. Sa faculté médiatrice ne doit pas uniquement pallier la rupture historique, elle doit aussi combler un vide séparant les cultures en Europe. La transmission de ce qui constitue l’essor culturel allemand de l’époque y joue un rôle primordial.

Je décrirai l’attrait que l’Allemagne exerce sur Mme de Staël et ses différents contacts y compris la présence des Allemands à Coppet. Dans le second chapitre, j’analyserai sa méthode d’élaborer une version originale du cosmopolitisme à l’aune des Lumières, du libéralisme et du romantisme. Puis je présenterai l’hétérogénéité de son ouvrage De l’Allemagne, pour terminer avec la critique de la personne et de son œuvre.


1. Voyager pour transmettre

Les biographes de Mme de Staël ont identifié un objet hautement symbolique pour sa mobilité et ses activités transfrontalières. Il s’agit de sa fameuse calèche. Ce moyen de transport représente parfaitement les nombreux voyages de Mme de Staël et son activité de transmission. Il est difficile de s’imaginer Mme de Staël baladeuse dans un environnement naturel dans lequel elle est seule. La calèche par contre symbolise bien la nécessité de disposer d’un moyen de transmission dans un environnement social. Elle est un petit salon portatif.

La vie de Mme de Staël est pointée de nombreux déplacements volontaires et souvent imposés. Mis à part les nombreux retraits à Coppet, elle a besoin de pays refuges, pendant la Révolution et pendant le règne de Napoléon. En 1793, pendant la terreur, elle se réfugie en Angleterre. Elle se rend deux fois en Allemagne. Le premier voyage l’amène entre autres à Weimar (1803/4) et à Berlin (1804). Elle voyage en Italie en 1805. Pendant son deuxième voyage en Allemagne et en Autriche, elle visite Munich, Vienne (nov. 1807) et Dresde (mai 1808). Son dernier voyage est plutôt un long exil, il se déroule entre 1812 et 1814 et passe par l’Autriche, la Russie, la Suède et l’Angleterre. On remarque une vie de femme en mouvement constant.

L’Allemagne y occupe une place particulière. Quant au niveau politique, Mme de Staël préfère l’Angleterre. Quelles en sont les raisons ? Bien que l’Allemagne ne soit pas un modèle par le ressourcement politique, son essor culturel semble être un remède pour l’épuisement de la culture française. Mme de Staël déplore les excès de la Révolution, qui ne peut pas garantir la morale et fournir un système politique stable. Elle assiste à la transformation du règne napoléonien en despotisme. Elle ressent l’épuisement du sensualisme et du classicisme. Quand elle parle de la muraille de Chine qui entoure la France et souhaite le ressourcement par l’appropriation d’autres cultures, elle pense avant tout à l’Allemagne. Elle est témoin de ce qu’on appelle « l’événement Weimar-Iéna » , une explosion culturelle en Allemagne vers 1800. L’idéalisme de Kant et l’apparition du premier romantisme (Jean Paul, Novalis, Tieck, les frères Schlegel), reflet de l’intériorité allemande, semblent lui fournir des outils par lesquels la culture française peut renouer avec ses meilleures sources. Le renouvellement par la philosophie morale et la littérature romanesque devient progressivement une stratégie pour combattre le despotisme de Napoléon.

À l’encontre de l’idée napoléonienne, selon laquelle à l’hégémonie politique de la France correspond la supériorité de la culture française, Mme de Staël revendique l’idéal du cosmopolitisme. Cela signifie qu’elle part de l’égalité des nations et encourage les interactions et coopérations entre elles. La France doit s’ouvrir à d’autres cultures. Bien avant son voyage en Allemagne, Mme de Staël instaure la référence à l’idéalisme allemand. Dans De la littérature (1800), elle pose la question de savoir quelle sera la littérature de la république. Le voisin d’outre-Rhin fournit des critères :

Le célèbre métaphysicien allemand, Kant, en examinant la cause du plaisir que font éprouver l’éloquence, les beaux arts, tous les chefs-d’œuvre de l’imagination, dit que le plaisir tient au besoin de reculer les limites de la destinée humaine. Ce passage témoigne d’une certaine connaissance de la théorie du sublime. Il ne reflète pas une connaissance approfondie et une lecture précise de textes kantiens.

Dans la préface de Delphine (1802) Mme de Staël réitère son appel destiné à transférer des idées nouvelles vers la France : Il faudra … qu’un homme de génie s’enrichisse une fois par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que les Français soient persuadés qu’il y a des ouvrages en Allemagne où les idées sont approfondies et les sentiment exprimés avec une énergie nouvelle… et l’on pourrait parvenir à adapter au goût français… des beautés originales…

L’homme de génie qui assumera la tâche de transmettre sera une femme. Comme le trahit la dernière phrase soulignant la nécessité d’adapter au goût français les ouvrages transférés, Mme de Staël se rend compte du dilemme de la disparité européenne. Les Européens n’ont pas de langue et d’habitus (style) communs. Elle reconnaît la nécessité de maîtriser plusieurs langues et de disposer de la faculté de traduire. Or, ce sont surtout les érudits allemands qui semblent incarner l’idéal du cosmopolitisme. August Wilhelm Schlegel par exemple a la connaissance de plusieurs cultures en Europe, il parle plusieurs langues, il traduit. Mme de Staël invite un grand nombre d’Allemands à Coppet pour promouvoir l’idéal cosmopolite. Parmi les Allemands se rendant à Coppet, on trouve August Wilhelm et Frédéric Schlegel, Zacharias Werner et le prince Auguste de Prusse accompagné de Clausewitz. Encore faudrait-il des personnes assumant le rôle d’adapter les informations au goût français dans la langue cible, le français. Elle assume ce rôle avec le concours du cercle de Coppet.

Elle ne fait pas jouer l’origine allemande par son père (la famille de Jacques Necker est originaire de Küstrin) et suisse par sa mère (Suzanne Curchod vient d’une famille huguenote-suisse). Bien qu’elle ressente et thématise un manque d’appartenance, elle ne se comprend pas elle-même comme mixte ou hybride. Elle se veut française, voire parisienne. Malgré ses efforts, ses connaissances de l’allemand restent lacunaires. Elle doit communiquer en français.

Elle est bien connue en Allemagne avant son passage dans ce pays . Les Allemands érudits ont lu l’éloge de Kant dans De la littérature (qui contient également un chapitre sur la littérature allemande) et dans la préface de Delphine. La traduction de Delphine, publiée chez Helene Unger à Berlin, est à la troisième édition quand de Staël arrive à Weimar. Le traducteur est Nicolaus Peter Stampeel. Delphine est lu et apprécié dans le duché de Saxe-Weimar bénéficiant d’un règne libéral. Le roman est par contre interdit à Leipzig où l’influence des catholiques et des émigrés français, qui n’aiment pas la femme libre, se fait sentir. Bien avant son passage à Weimar, la personne et les œuvres de Mme de Staël sont très appréciés à la cour de Saxe-Weimar. Lors du Grand tour, le duc Carl August, accompagné par Karl Ludwig von Knebel, était invité au salon de Jacques Necker en 1775, il a vu Germaine enfant. Goethe lit la Correspondance littéraire éditée par Grimm, puis par Meister, où la jeune Mme de Staël (encore Mlle Necker) publie plusieurs textes. Wilhelm von Humboldt, qui vit à Paris pendant quelques années à partir de 1797, devient un ami de Mme de Staël et noue le contact entre elle et Goethe.

Goethe traduit et publie l’Essai sur les fictions de Mme de Staël sous le titre Über die Dichtungen. Il paraît dans les Horen, la revue de Schiller (1796). Dans une lettre à Schiller, il fait l’éloge de La littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). Le livre paraît à Leipzig en 1801, dans la traduction de Karl Gottfried Schreiter. Goethe et Schiller veulent également traduire et publier De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), ce qui reste à l’état de projet.

Mme de Staël a reçu une invitation à Berlin que lui a adressée la princesse Radziwill, la nièce de Frédéric II. En 1803, elle doit quitter Paris. Napoléon ne la veut pas dans la capitale, mais il lui fait livrer un passeport pour l’Allemagne. Napoléon n’apprécie pas De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) où Mme de Staël réclame une république de l’esprit et se montre anglophile. L’admiration de Kant dans Delphine heurte sa conviction de la supériorité de la culture française. Mme de Staël entretient par contre de bonnes relations avec Joseph Bonaparte, le frère de Napoléon. Elle est bien reçue par les différents ambassadeurs de France dans les pays qu’elle visite.

Mme de Staël a longtemps décalé le contact direct avec l’Allemagne. Elle a pris quelques cours d’Allemand avec Wilhelm von Humboldt et Karl Gustav von Brinckmann de l’ambassade de Suède, sans jamais vraiment maîtriser cette langue. Les informations sur les Allemands viennent d’abord de Henri Meister, Wilhelm von Humboldt, Carl Gustav von Brinckmann, Benjamin Constant et Charles de Villers. Wilhelm von Humboldt qui séjourne à Paris entre 1797 et 1801 lui expose Kant, Schiller et Fichte et lui donne des cours d’allemand. Pour son voyage, elle choisit comme accompagnateurs deux spécialistes de l’Allemagne : Benjamin Constant et Charles de Villers. Avec ce dernier, elle entretient un contact épistolaire. La rencontre de Villers à Metz, au début du voyage, se termine pourtant avec un fiasco. Charles de Villers s’avère un médiateur récalcitrant . Il rejette ses avances, scandalisé. Mais il fournira la traduction du texte blasphématoire de Jean Paul Dieu est mort, Discours du Christ, qui figure sous le titre « Songe » dans De l’Allemagne. Benjamin Constant, ex-amant et excellent spécialiste de l’Allemagne qui lit et parle allemand, l’accompagne jusqu’à Weimar.

Pour son voyage qui durera 6 mois, elle choisit des villes où elle compte revoir des personnes qu’elle connaît déjà : à Gotha elle rencontre le baron Grimm, à Berlin elle revoit Carl Gustav von Brinckmann, le chef d’orchestre Johann Friedrich Reichardt et Rahel Levin. Elle rend visite à la mère de Goethe à Francfort. Après avoir passé trois mois à Weimar, elle se rend à Berlin. Lors du retour à Weimar, elle reçoit la nouvelle du décès de son père Jacques Necker.

Ainsi De l’Allemagne garde quelques caractéristiques d’un récit de voyage, mentionnant des villes et des régions. Néanmoins on ne saurait dire qu’elle ait vu le pays. Elle mentionne le paysage couvert de forêts, comme Tacite, mais c’est en vain qu’on tombe sur des descriptions concrètes des régions et des gens. On ne trouve strictement rien sur ces contacts avec la population moyenne, les bonnes, les valets… Quand elle mentionne un contact avec une personne célèbre, elle le fait surtout en fonction des ses œuvres.

Ce n’est pas l’ouvrage De l’Allemagne qui nous informe des réseaux que Mme de Staël a su nouer. Elle cache l’essentiel des rencontres mêmes. Il faut se rapporter aux correspondances pour en savoir plus. Il est vrai que la duchesse Anna Amalia apprécie Mme de Staël. Elle l’invite au cercle du soir, les dames jouent aux cartes. Cependant Mme de Staël cherche surtout la reconnaissance des hommes. Herder est mort peu avant l’arrivé de Mme de Staël. Wieland, le plus âgé, l’admire. Le contact est facile et cordial. Goethe ne vient pas dans un premier temps, il reste à Iéna, il se fait excuser, puis revient à Weimar et la reçoit avec réticence. Goethe, qui parle un français convenable, se dispute avec elle. Il ne supporte sa présence qu’à petit dosage. Mais il apprécie son effort pour décloisonner la culture française. Pour Schiller, qui maîtrise mal le français, le contact avec la Française est pénible. Elle parle trop et trop vite : « man musste sich in ein Hörorgan verwandeln » (« il fallait se transformer en organe d’ouië »). Il la caractérise de « unangenehm » (désagréable), « belästigend » (embêtante, dérangeante), il lui atteste pourtant une « seltene Geistestiefe » (une profondeur d’esprit rare). Elle le rend malade, il souhaite son départ.

Le séjour de Mme de Staël à Berlin , ville des Lumières, est plus somptueux, mais aussi plus superficiel. Elle escompte un grand succès à la Cour et est reçue comme célébrité. L’entretien avec Fichte est pourtant un échec ; mais l’anecdote selon laquelle elle n’aurait donné que quinze minutes au philosophe pour lui expliquer son système de philosophie n’est pas vérifiable. L’ambiance tourne progressivement au vinaigre ; la fille de Mme de Staël, Albertine, donne une gifle au dauphin prussien, ; la nouvelle du meurtre du duc d’Enghien par Napoléon se répand et anime le ressentiment anti-français. Cependant, elle y recrute August Wilhelm Schlegel, comme précepteur pour ses enfants et source d’informations précieuse. Il l’accompagnera pendant 13 ans. C’est la mort de Mme de Staël qui les sépare.

Le deuxième voyage en terre germanophone l’amène en Autriche (Vienne, novembre 1807-Mai 1808), puis en Saxe. À Vienne, Schlegel tient son Discours sur l’art et la littérature dramatique (Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur) dont les thèses principales se trouvent présentées dans De l’Allemagne. En mai 1808, Mme de Staël est à Dresde, elle rencontre Jean-Jacques Bourgoing, l’ambassadeur de France, et son épouse. Elle voit également Adam Müller, un théoricien du romantisme politique. Elle visite la Galerie des arts et les ateliers de peintres modernes; la description de la vierge de Raphaël et des tableaux de Mengs et Schick dans De l’Allemagne en témoigne. À Pirna, elle rencontre Friedrich Gentz, un adversaire farouche de Napoléon, les espions ne tardent pas de le rapporter. Elle s’arrête à Weimar, mais n’y reste pas longtemps. La duchesse Anna Amalia et Schiller sont morts, Goethe séjourne à Karlsbad.

Elle ne s’installe jamais en Allemagne pour une durée allongée, contrairement aux réfugiés français comme Villers et à Benjamin Constant. Elle ne forme jamais un couple franco-allemand, comme Constant avec Charlotte von Hardenberg ou Villers avec Dorothea Rodde. Sa relation avec August Wilhelm Schlegel n’est pas sentimentale. Elle le tient dans une dépendance inégale qui fut carrément humiliante. On se demande comment Schlegel a pu supporter un tel esclavage. Dans De l’Allemagne, elle se plaint de la lourdeur des hommes allemands et de l’imagination excessive des femmes allemandes.

Ainsi, ses relations avec les Allemands en chair et en os sont difficiles ou inexistantes. On peut parler de rendez-vous manqués et de transferts réussis. Bien que médiatrice, elle a de son côté besoin de médiateurs. Elle œuvre pour établir une chaîne de communication médiate intégrant des personnes parfois célèbres, parfois moins connues. Elles restent souvent dans l’ombre. Elle tait le fait qu’elle est la seconde dans la chaîne de transmission. Pour de longues années, Villers, Constant et August Wilhelm Schlegel lui servent d’informateurs et de traducteurs. À Weimar, Henry Crabb Robinson, un juge anglais étudiant l’idéalisme allemand, lui explique les systèmes philosophiques de Kant et Schelling. Karl Ludwig von Knebel, l’ami de Goethe et Herder, rédige pour elle un exposé présentant la littérature allemande du 18e siècle. Elle réunit d’autres personnes médiatrices à Coppet : Friedrich Schlegel, le hambourgeois Caspar von Voght, Helmina von Chézy, Adelbert von Chamisso.

Mme de Staël crée une chaîne de transmission à plusieurs étapes, elle réussit à s’approprier les éléments de l’autre culture et à diminuer la distance les séparant de la culture française. Ses activités ont pour but de trouver les portes par lesquelles la France pourra accueillir les nouvelles idées. Et ses fictions, tout particulièrement Corinne (1807), et ses textes théoriques ont pour mission de défaire « la muraille de Chine » qui sépare la France et l’Allemagne. Elle écrit dans la préface de l’ouvrage De l’Allemagne: « car nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire, la grande muraille de Chine, pour empêcher les idées du dehors d’y pénétrer ». Il n’est pas étonnant que la censure de Napoléon ait exigé la suppression justement de ce passage. Elle érige la perméabilité en tant que qualité culturelle.


2. Cosmopolitisme à l’aune des Lumières et du romantisme

Mme de Staël ne se convertit jamais au modèle allemand, elle ne devient jamais une femme romantique détestant les Lumières et le classicisme. Elle garde toujours sa propre vue des choses qui joint aux atouts de la société et de la culture françaises le libéralisme anglais et l’érudition et l’intériorité allemandes. Elle apprécie la société typique d’une grande capitale avec sa communication dense, son goût et son esprit.
Elle défend les Lumières et les exploite pour inventer un libéralisme éclairé et cosmopolite : au niveau constitutionnel, il comprend la propriété privée, la séparation des pouvoirs, la monarchie constitutionnelle. Son admiration pour Rousseau trompe, elle s’inspire surtout de Montesquieu. Il s’agit, après les égarements de la révolution, d’en garder les acquis essentiels et de forger un ordre stable et surtout représentatif sans être égalitaire. La « Benjamine », la constitution élaborée par Constant à la demande de Napoléon pendant les 100 jours, correspond aux idées politiques de Mme de Staël. Elle garantit les droits et libertés individuels, prévoit la suppression de la censure, ne connaît aucun culte religieux privilégié, assure la séparation des pouvoirs. L’exécutif est formé par le monarque et le gouvernement. Le pouvoir législatif est représenté par les deux assemblées, une avec des membres héréditaires, l’autre avec des membres élus au suffrage censitaire. La justice est indépendante. La vie privée est protégée. Mme de Staël demande l’abolition de l’esclavage. Ses idées politiques ressemblent beaucoup à celles de Condorcet, bien qu’elle ne partage pas la philosophie sensualiste des idéologues.

Le libéralisme politique préfigure l’organisation au niveau culturel : il a besoin de la libre circulation des idées. Dans De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Mme des Staël présente une analyse sociologique et politique. Elle souligne le rôle de la capitale où se trouve un public averti. Elle analyse les rapports entre l’œuvre d’art, la figure et son environnement, elle ouvre ainsi la voie à Balzac et Flaubert. Le libéralisme de Mme de Staël prend une dimension cosmopolite particulière en s’efforçant de répondre à un manque : il n’y a pas de culture universelle idéale comme le croit à tort le classicisme ; chaque culture est différente (« l’esprit national ») ; au lieu de rester enfermée dans un rapport d’imitation, la culture singulière représente un matériau inachevé ; c’est ce qui lui manque qui se prête à la communication entre cultures. Les cultures individualisées échangent les éléments qui peuvent être réappropriées et retravaillés dans la transmission .

La déficience détermine également la condition physique et psychique de l’homme. Dans un dialogue anthropologique avec son ami Wilhelm von Humboldt, elle formule une modification de la philosophie kantienne à l’aide du concept de l’imagination. Selon Kant, l’imagination (Einbildungskraft) ne dépend pas de la mémoire, comme l’affirme Condillac. Elle n’imite pas, elle est une force créatrice localisée entre l’entendement et la sensualité. Or, dans son article « Über die Geschlechterdifferenz » (« Sur la différence sexuelle »), paru dans les Horen en 1795, Humboldt fait découler l’imagination de la différence sexuelle qui fait sentir à la personne un manque et déclenche son désir de l’union, de l’union par l’amour. Elle engendre ainsi la création du nouveau. Toute création a pour base l’éros. Les œuvres sont le résultat de la rencontre érotique entre deux imaginations. Le secret de l’artiste est d’échauffer l’imagination par l’imagination, « en fécondant la sienne, il ne se montre tel qu’en échauffant la nôtre » . L’auteur et l’auditeur ou le lecteur se fécondent mutuellement dans la conversation. Cette relation se répercute sur la différence entre nations. Les différentes imaginations se manifestent dans les différents esprits nationaux. Les différentes nations ont des génies qui communiquent entre eux. Pour Humboldt, Schiller est un génie allemand masculin, Mme de Staël un génie français féminin.
Mme de Staël reprend cette idée dans ses rencontres avec des génies en France et dans d’autres pays. En tant que génie féminin elle cherche le contact avec un génie masculin politique. Ce dernier a besoin d’une conseillère qui œuvre à l’instar du modèle d’Aspasie. Aspasie, une femme d’esprit, devient conseillère de Périclès. Elle maîtrise l’éloquence et l’art de gouverner. Dans son exposé Aspasie, Mme de Staël admet que le Paris moderne n’offre pas les mêmes possibilités aux femmes d’exercer une influence sur le destin de la nation que l’Athènes antique. Néanmoins, elle noue des réseaux et essaie de jouer un rôle auprès de Napoléon. Bien que son dessin échoue – Napoléon n’est pas Périclès ! – , elle insiste sur une orientation politique basée sur la morale. Zacharias Werner l’appelle « sainte Aspasie ».

Mme de Staël cherche le dialogue avec les génies en Allemagne, parmi eux Schiller. Les génies s’enrichissent mutuellement. L’esprit de conversation se spécifie néanmoins dans chaque nation. Dans le chapitre « De l’esprit de conversation » dans De l’Allemagne, elle souligne le caractère surtout oral de la conversation à la française et l’importance plus grande de la communication écrite en Allemagne. Le cosmopolitisme ne passe pas sans difficultés le seuil séparant les différents esprits nationaux. Il faut plus que traduire, il faut transposer d’une manière créatrice („transporter d’une langue à l’autre les chefs-d’œuvre de l’esprit humain“).

Or Mme de Staël est surtout connue comme introductrice et fondatrice du romantisme en France. Il est indéniable que ses romans Delphine et Corinne comptent parmi les premiers textes romantiques en langue française, avec Valérie de Mme de Krüdener, Adolphe de Constant et Atala et René de Chateaubriand. Le critère est le rôle prépondérant accordé aux sentiments et passions, l’introspection dans le for intérieur déchiré ainsi que le mélange de prose et de poésie. Cependant, l’appropriation du terme allemand « romantisch » se fait d’abord au nom d’une perspective historique qui rompt avec le progressisme habituel. Il est vrai que Mme de Staël se réclame du principe de la perfectibilité, dans la lignée de Condorcet. Mais elle ne partage pas la dépréciation du Moyen Age et du christianisme par les Lumières. Elle souhaite le ressourcement s’inspirant des troubadours et trouvères. La foi, l’esprit chevaleresque, la table ronde des chevaliers, le saint graal, représentent un héritage commun des Européens, mais ses échos sont restés plus forts dans les pays germaniques. L’héritage religieux et moral se trouve prolongé dans l’idéalisme allemand et la littérature romantique. C’est ici qu’elle rejoint certaines idées de August Wilhelm Schlegel.

Schlegel vénère le Moyen Âge avec son unité et la foi des chevaliers chrétiens. Il admire Shakespeare et Calderón. Ces derniers figurent de modèle pour la littérature dramatique romantique qui est ainsi située dans le Nord et dans le Sud. La culture allemande doit effectuer une synthèse entre les deux. La critique de Schlegel se veut médiatrice, elle doit montrer et relier les différences. Schlegel se tourne contre l’imitation des Grecs dans le classicisme français. Il prend aussi position contre Molière. Les romantiques allemands se moquent de Schiller – les frères Schlegel l’ont ridiculisé dans leur revue Athenäum – , seul Guillaume Tell trouve grâce devant eux, il rend le caractère de la nation suisse. La critique romantique valorise le roman, par exemple le Wilhelm Meister de Goethe et le Sternbald de Tieck. Ces romans mélangent les genres. Le romantisme se veut un projet européen, comme le montre également les discours de Friedrich Schlegel, tenus à Paris, Pariser Vorlesungen zur Geschichte der Europäischen Literatur (1804) :

Une histoire complète de la littérature a forcément besoin de celle des nations plus récentes… La pure quantité du moderne refoule souvent l’ancien primordial… Le volume extraordinaire rend nécessaire un tout relié dont les branches sont profondément liées.

L’idéal de l’unité de la littérature européenne se reflète également dans le titre de la revue Europa que Friedrich Schlegel édite à Paris. Cependant ce projet ne donne pas une place juste au classicisme français. August Wilhelm Schlegel rédige en français sa Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (1807) pour caractériser les passions de la Phèdre de Racine de sensualité basse. Mme de Staël s’inspire de cette étude, mais elle n’en partage pas la tendance francophobe générale.

Entre les deux séjours en Allemagne (Autriche comprise) et la publication de l’ouvrage De l’Allemagne se situe un processus de traduction et de rédaction qui formule l’opposition entre le romantisme et le classicisme établie par August Wilhelm Schlegel tout en la modifiant. Mme de Staël met en œuvre une vraie fabrique à traduction qui réunit un groupe d’allemands, de suisses et de français. Elle fait appel à la colonie allemande à Paris (Johann Friedrich Reichardt, Rahel Levin, Wilhelm von Humboldt, Friedrich et Dorothea Schlegel, Helmina von Chézy…) qui développe une riche activité de publication à l’aide de plusieurs revues (Europa, Französische Miszellen…) . Un grand nombre d’eux vient à Coppet. Helmina von Chézy et Adelbert von Chamisso traduisent le discours de Schlegel Über dramatische Kunst und Literatur présenté à Vienne fin 1807. Cette traduction est reprise par Prosper de Barante et Albertine Necker de Saussure, la cousine de Mme de Staël. Mme de Staël donne elle-même la dernière touche au discours. Elle transforme le texte, il devient moins francophobe. La traduction française paraît en 1813, conjointement avec De l’Allemagne.

Dans le discours de Schlegel, on trouve un chapitre très bref sur le théâtre allemand. Dans De L’Allemagne, Mme de Staël donnera plus d’informations sur les drames allemands: les comédies de Tieck (par exemple sur Le chat botté), les tragédies de Zacharias Werner (Le 24 février, pièce montée à Coppet) et les drames de Schiller et de Kotzebue.  À la traduction du discours de Schlegel, il faut encore ajouter l’étude de Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi, De la littérature du Midi de l’Europe, un ouvrage qui paraît également en 1813. Sismondi, membre du groupe de Coppet, y présente les littératures provençale, italienne, espagnole, portugaise. Ces littératures romanes largement inconnues en France représentent justement l’héritage du passé réclamé également par les romantiques allemands qui y voudraient découvrir et explorer une culture des sentiments nobles et de l’amour.

Quelques années auparavant, en 1809, Benjamin Constant avait publié son Wallstein, une transposition très libre du Wallenstein de Schiller, qu’on ne saurait désigner de traduction. L’admiration pour les drames de Schiller, et tout particulièrement pour Thécla, figure principale du Wallenstein, distinguent ainsi les médiateurs français des romantiques allemands. Dans son essai sur l’érotisme, Charles de Villers présente la figure de Thécla comme l’apogée de l’amour pur à l’allemande .

Le Wallstein de Constant, un texte adapté au goût français, avec ses vers alexandrins, ne connaît pas de succès. Il en est différent pour la prose. Le projet de créer une littérature qui requiert érudition et imagination devient franco-allemand. Le premier romantisme français excelle par les romans. Juliane von Krüdener, Mme de Staël, Constant et Chateaubriand écrivent des bestsellers. La traduction allemande de Valérie parue chez Hinrichs à Leipzig porte le sous-titre « Ein Gegenstück zu Delphine » (un équivalent de Delphine). Dorothea Schlegel traduit Corinne qui, sous le titre Corinna oder Italien, trouve un grand public en Allemagne. Elle présente les « nouveaux romans des Françaises » dans un article publié dans la revue Europa. Néanmoins, réunir ces textes et traductions sous l’étiquette « romantique » pose aussi problème : tandis que Friedrich et Dorothea Schlegel et aussi Chateaubriand se réclament progressivement de la réaction catholique, Mme de Staël et Constant ne se tournent jamais contre les Lumières et le libéralisme.

La critique de la France formulée dans les romans de Mme Staël ne concerne que l’arrogance et l’ignorance face à d’autres cultures, les excès de la révolution et le mépris de la vie affective (féminine). Cependant, la France a également une vocation en tant que pays du goût et de l’esprit public, du salon. S’il est vrai que Mme de Staël déteste le Voltaire des ironies, des moqueries, des cynismes, elle ne rejette pas systématiquement le classicisme. Ainsi elle ne condamne jamais la Phèdre de Racine, cette Phèdre tant dévalorisée par August Wilhelm Schlegel. Elle s’identifie même à cette princesse minoenne transplantée en Grèce et dévorée par ses passions – elle est en exil comme elle. Elle l’incarne maintes fois dans les représentations qu’elle organise à Coppet. Pour elle, la France est un espace intermédiaire entre l’antiquité de la Méditerranée et la culture chrétienne du Nord germanique. Elle a une vocation de synthèse, de mixité, de réconciliation des différences. Par sa position, elle est indispensable à la constitution de l’Europe.

3. Un exemple : le langage du cosmopolitisme dans Corinne

Dans le roman Corinne, la protagoniste incarne une figure à laquelle le cosmopolitisme et la mixité deviennent fatales. Elle parle l’italien et l’anglais sans accent. Corinne n’appartient pas à une seule culture ou à plusieurs, elle est « l’intervalle qui les sépare». Du même coup, c’est l’appartenance incertaine qui permet la transmission. Dans Corinne, Mme de Staël invente un procédé spécial pour transmettre le savoir étranger. Elle fournit très peu de citations et de traductions. Elle pratique la technique de la référence camouflée. Elle cite de mémoire, les citations ne sont jamais exactes. Son projet de renouvellement veut que l’imagination des femmes (littérature) et la philosophie métaphysique des hommes se marient. Mme de Staël effectue une synthèse des deux. Elle évite la langue difficile et sèche de Kant en transformant les concepts en fiction. Voici un exemple :

De quelque manière que vous considériez les pompes extérieures, et les pratiques multiples de votre religion, croyez-moi chère amie, la contemplation de l’univers et de son auteur sera toujours le premier des cultes, celui qui remplira l’imagination sans que l’examen y puisse trouver rien de futile ni d’absurde. Les dogmes qui blessent ma raison refroidissent aussi mon enthousiasme… Le mystère, tel que Dieu nous l’a donné, est au-dessus des lumières de l’esprit, mais non en opposition avec elles. Un philosophe allemand a dit : Je ne connais que deux belles choses dans l’univers, le ciel étoilé sur nos têtes et le sentiment du devoir dans nos cœurs.

Lord Oswald Nelvil, protestant écossais, et Corinne visitent l’église St. Pierre à Rome pendant la semaine de carême. Corinne avait exprimé son admiration pour les splendeurs du catholicisme qui s’exprime entre autres dans la coupole. Oswald, en bon protestant, préfère les valeurs intérieures. Un Ecossais et une Italo-écossaise échangent des paroles. Le propos d’Oswald cite et traduit Kant. La scène se déroule à Rome. L’Europa a lieu ! La citation de Kant se trouve à la fin de la deuxième Critique, celle de la raison pratique. Elle thématise le sublime et annonce ainsi la troisième Critique, celle du jugement esthétique qui présente le jugement du goût et l’expérience du sublime. En localisant ce passage dans l’église St. Pierre, Mme de Staël crée une correspondance entre le « sublime mathématique » symbolisé par la coupole immense de la cathédrale et le « sublime dynamique » présent dans le ciel étoilé. Kant élabore ces concepts dans sa troisième Critique. Le propos de Lord Oswald est anti-sensualiste. C’est le sentiment moral en nous, et non l’effet des objets extérieurs sur nous, qui crée l’enthousiasme et le sens de l’homme pour l’infini. La traduction n’est pas exacte : « dans nos cœurs » est plus romantique que « in uns ». Selon Kant, le sublime ne peut pas être beau. Or Mme de Staël transforme le message philosophique en action et l’insère dans un dialogue entre amants. En tant qu’histoire d’amour, il devient assimilable par le grand public. Le concept devient un élément de fiction. Le point de vue catholique incarné par Corinne trouve aussi sa place. Les concepts perdent de leur intransigeance. La traduction des Critiques de Kant ne vient que des décennies plus tard. Mme de Staël introduit un autre Kant, un Kant littéraire qui fera carrière en France.

Au cours fatal de l’intrigue, Corinne abandonnée se meurt, le sublime bien dosé se transforme progressivement en sublime destructif. Les frissons lors de l’ascension du Vésuve annoncent la fin atroce de Corinne. Le Vésuve devient un topos romantique traumatisant voire terrorisant également choisi par Chateaubriand pour mettre en scène un inconscient horrifié. Mme de Staël transmet en même temps la théorie d’August Wilhelm Schlegel selon laquelle les œuvres d’art doivent, contrairement à la définition du sublime par Hume (horror and delight), rendre dans le sublime l’expérience des abîmes . La version romantique du sublime abolit la distance qui permet de goûter l’horreur avec plaisir.


4. De l’Allemagne

Pendant longtemps, la connaissance de l’Allemagne parmi les Français est rudimentaire. Même un médiateur comme le baron Grimm, d’origine allemande, ne met pas en doute la supériorité politique, sociale et culturelle de la France. Mme de Staël connaît bien Grimm et Henri Meister, qui éditent successivement la Correspondance littéraire et y publient ses textes. L’ouvrage De l’Allemagne n’est pas uniquement le premier livre donnant une vue d’ensemble de la culture allemande autour de 1800, il est aussi la première analyse en français mettant une autre culture à pied égal avec la culture française, la soumettant à une perspective comparative. Si le modèle est la Germanie de Tacite, De l’Allemagne n’est pas uniquement un livre sur l’Allemagne, l’ouvrage est également un texte sur la France.

La première édition dont August Wilhelm Schlegel a sauvé les épreuves, comme la deuxième édition de Londres de 1813, adressent un message cosmopolite inhabituel, même tranchant et polémique, au public français, au moment où le régime napoléonien vit son apogée, puis son écroulement. Il n’est pas vraiment surprenant que la première édition de 1810 ne passe pas la censure et soit détruite sur l’ordre de Napoléon. Dans sa préface rédigée pour l’édition de Londres en 1813, Mme de Staël évoque son cosmopolitisme qui aurait motivé l’interdiction : selon les censeurs, la France n’aurait pas de leçons à recevoir d’autres nations. Toutefois, l’ouvrage contient également plusieurs portraits larvés de despotes : le roi espagnol dans Egmont de Goethe, le pouvoir des Habsbourgs dans Guillaume Tell de Schiller, Attila de Zacharias Werner. Napoléon voit juste, il se reconnaît. À cette époque, les despotes craignent encore la littérature !

Le plan semble logique, l’ouvrage présente : 1. la géographie, le climat les mœurs ; 2. la littérature et les beaux arts ; 3. la philosophie et la religion. En fait, l’ouvrage est extrêmement hétéroclite. Il s’agit d’un texte qui reflète des constellations éloignées dans le temps, parfois la situation avant la Révolution française (Lessing, Frédéric II, Gluck), parfois le moment Weimar-Iéna (Goethe et Schiller, les romantiques). La connaissance de l’espace est limitée. Mme de Staël a séjourné à Weimar, Berlin, Vienne et Dresde, elle ne connaît ni les villes hanséatiques ni Göttingen avec son université célèbre. Les informations sur ces contrées et villes et universités viennent de Villers et de Caspar von Voght.

Son analyse semble s’appuyer sur ses propres sources, mais en fait ses informations viennent de personnes intermédiaires plus proches du contexte allemand. Les informations dépendent largement des personnes qu’elle connaît, de leurs points de vue et de leur façon de transmettre. Les informations sur la littérature allemande du 18e siècle viennent le plus souvent du texte que Knebel a rédigé pour elle. Le long chapitre sur Zacharias Werner ne reflète pas l’importance de ce dernier en Allemagne. Werner vient à Coppet et y contribue à la mise en scène de sa pièce Le vingt-quatre février. Dans le chapitre sur les historiens, elle met en avant Jean de Muller, son compatriote suisse. Les informations sur les universités allemandes portent la marque de Villers. La présentation de Kant et Schelling s’appuie sur les manuscrits que lui a laissés Henry Crabb Robinson. Le médecin David Koreff qui avait soigné August Wilhelm Schlegel resurgit dans le chapitre De la morale scientifique. Mme de Staël ne regroupe pas les écrivains romantiques. Le lecteur ne peut pas se procurer une base solide pour savoir ce qu’est le romantisme. Le poète romantique Novalis apparaît vers la fin de la dernière partie sur la philosophie et la religion, dans le chapitre « De la contemplation de la nature ». Ainsi la composition n’est pas toujours logique, les informations sont le plus souvent de seconde main, les différents informateurs alternent et le hasard joue son rôle.

La première partie sur la géographie, le climat et les mœurs s’inspire de Tacite (les forêts) et de la théorie des climats de Montesquieu. Selon Mme de Staël les hommes allemands sont érudits, ils aiment s’isoler. Ils ne sont pas faits pour le public. Son jugement sur les femmes est encore plus sévère: « On peut se moquer avec raison des ridicules de quelques femmes allemandes qui s’exaltent sans cesse jusqu’à l’affection, et dont les doucereuses expressions effacent tout ce que l’esprit et le caractère peuvent avoir de piquant et de prononcé. » Ce comportement serait dû à une religiosité qui connaît trop d’imagination et trop de passion. Elle préfère le public français : « Il faut l’élite d’une capitale française pour donner ce rare amusement… La conversation, comme talent, n’existe qu’en France. » L’étude comprend aussi la Suisse. Comme le montrerait la fête d’Interlaken, on trouve plus d’esprit public en Suisse qu’en Allemagne. Elle présente également le pédagogue suisse Pestalozzi.
L’Allemagne du Nord bien que d’aspect extérieur triste héberge une république des Lettres. Dans sa présentation, la Saxe et Saxe-Weimar font partie de l’Allemagne du Nord. Weimar, avec sa cour, la duchesse Anna-Amalia et son fils Carl-August, et ses poètes et philosophes, ainsi que Iéna, près de Weimar, avec son université, jouissent d’un prestige particulier. Elle dessine un portrait de la Prusse avec moins de sympathie et critique le défunt Frédéric II qui détestait la culture allemande. Elle admire les sciences enseignées dans les universités allemandes et souligne le mérite des écoles allemandes dans lesquelles les élèves apprennent les langues étrangères.

La deuxième partie porte sur la littérature et les arts. Mme de Staël y présente les grands auteurs comme Wieland, Klopstock, Lessing, Winckelmann, Goethe, Schiller. Elle procède par portraits et genres. Elle résume les drames de Schiller, Les Brigands, Don Carlos, Walstein (sic), Marie Stuart, Guillaume Tell. On trouve un passage de Wallenstein, mais en fait elle donne un extrait de Wallstein de Constant. Mme de Staël dessine un portrait de Thécla figure céleste de Schiller et son amour intense et calme, même après la mort de Max Piccolomini : « Schiller a peint Max Piccolomini et Thécla comme des créatures célestes qui traversent tous les orages des passions politiques en conservant dans leur âme l’amour et la vérité. ».

Comme Schiller, Goethe occupe plusieurs chapitres. Mme de Staël résume Götz de Berlichingen, Egmont, Iphigenie en Tauride, Tasso, Faust. Zacharias Werner a droit à un chapitre, avec les pièces Luther, Attila, Les Fils de la Vallée, la Croix sur la Baltique, Le vingt-quatre février. Le chapitre « Diverses pièces de théâtre » réunit des auteurs très différents : Kotzebue (un auteur à succès déprécié par Goethe et les romantiques), Gerstenberg (du Sturm und Drang, un mouvement antérieur) et Tieck (Genevève de Brabant), puis Oehlenschläger, un poète danois. Le chapitre sur la comédie présente Tieck avec les œuvres Le chat botté, Octavian, le Prince Zerbin.
Dans le chapitre sur le roman, Mme de Staël fait l’éloge du Werther, Goethe détesterait à tort son œuvre de jeunesse. Elle porte un jugement mitigé sur le Wilhelm Meister de Goethe et reproche aux Affinités de choix (connues aujourd’hui sous le titre Affinités électives) le trop de calme. Dans son analyse du Sternbald de Tieck, elle décortique le procédé de l’auteur de mêler à cet ouvrage des poésies détachées. Jean Paul Richter est présent avec son songe proclamant la mort de Dieu. Le passage est traduit par Villers.
Le chapitre sur les historiens souligne les mérites de Jean de Müller, le Suisse, auteur de l’histoire helvétique. Herder a droit à un chapitre, Mme de Staël présente sa Philosophie de l’Histoire. Dans le chapitre sur la critique, les frères Schlegel occupent bien évidemment le devant de la scène.
Dans le chapitre sur les beaux-arts, elle applique l’opposition entre le classicisme et le romantisme. Elle présente les tableaux religieux qu’elle a vus à la galerie de Dresde : La Vierge de Raphael et La Nuit Sainte de Corregio. Elle est accompagnée par Schlegel, Bourgoing, Adam Müller et Böttiger. Elle défend la technique du clair-obscur avec Mengs contre Winckelmann, chantre allemand du classicisme. Parmi les peintres modernes, elle mentionne les œuvres de Hartmann et Schick. Elle avait fait la connaissance de Schick lors de son séjour à Rome. Seuls Gluck, Haydn et Mozart, morts depuis quelques années, servent d’exemples dans le chapitre sur la musique.

On ne trouve aucun chapitre distinct sur les auteurs romantiques, mais le chapitre intitulé « De la poésie classique et de la poésie romantique » et celui sur la critique des frères Schlegel s’efforcent d’expliquer la nouvelle opposition entre classicisme et romantisme. Parmi les auteurs romantiques, quelques textes de Tieck trouvent leur place dans cette première partie, la partie littéraire de l’ouvrage. Novalis apparaît dans la rubrique religieuse. Cette organisation des œuvres littéraires est probablement responsable de la perception du romantisme allemand qui domine encore aujourd’hui en France. Goethe et Schiller semblent faire partie du romantisme, du moins le Werther et le Götz ainsi que Les Brigands, Don Carlos et Wallenstein, alors que les deux héros de Weimar ont pris leurs distances avec le romantisme. Mme de Staël n’a par contre aucune sensibilité pour les œuvres « froides » de Goethe, comme le révèlent les jugements douteux sur les Affinités Electives et aussi sur le Wilhelm Meister. En revanche, elle garde le silence sur Lucinde, roman à scandale de Friedrich Schlegel, un silence qu’elle partage avec Villers.

La dernière partie est la plus difficile à rédiger puisque le sensualisme et la critique de la religion régnant dans la philosophie française représentent des obstacles pour l’introduction de l’idéalisme allemand. Mme de Staël transforme l’élément emprunté pour l’intégrer dans un contexte d’accueil qui semble être familier au lecteur. Elle prépare doucement le terrain. Elle écrit : « Une conscience acquise par les sensations pourrait être étouffée par elles, et l’on dégrade la dignité du devoir en la faisant dépendre des objets extérieurs ». Elle privilégie le Kant de la troisième critique, celle du jugement esthétique. Elle le prive de ses termes-clés tels que „transzendental“, „Apriori“ ou „Kategorie“. Ainsi elle introduit la nouvelle métaphysique qui, contrairement au sensualisme, ne fait pas dépendre les idées des effets des objets extérieurs. La philosophie de Kant répond à la nécessité de disposer de garanties morales. Le sentiment moral découle de l’expérience du sublime esthétique.

La métaphysique réunit la nature et l’âme, le monde extérieur et le monde intérieur. Schelling et Fichte poursuivent alors, chacun à sa façon, la tendance de Kant de créer un hiatus entre l’empire de la morale et celui des sensations. Le panthéisme de Schelling sacralise le monde extérieure, la nature ; Fichte explore le monde intérieur, le moi. Mme de Staël assimile – via Robinson – l’idée de Schelling qu’il y ait un art sans but, l’art pour l’art, mais elle ne suit pas Schelling qui postule une connaissance des objets. La philosophie idéaliste trouve son prolongement dans l’enthousiasme, un sentiment religieux. Mme de Staël crée une transition de la philosophie idéaliste vers le mysticisme romantique. Schubert et Novalis apparaissent à la fin. Dans le chapitre « De la contemplation de la nature », elle donne des longs extraits du Disciple de Saïs (1802), un fragment de roman de Novalis . Force est de constater que Mme de Staël ne fait pas uniquement fondre dans la métaphysique des éléments politiques, morales et esthétiques ; sa pensée « unanimiste » simplifie et « romantise » les idées de Kant, Schelling et Fichte pour les faire glisser vers l’enthousiasme.

La critique

Aucune des œuvres de Mme de Staël ne rompt avec les Lumières et le classicisme. Mais tandis que De la littérature et la préface de Delphine installent la référence à l’idéalisme allemand sans présenter le romantisme proprement dit, Corinne et De l’Allemagne portent les traces de ses voyages en Allemagne et de l’appropriation des concepts romantiques. Le roman Corinne pratique le mélange des genres, la figure de Corinne réhabilite les passions et les abîmes de l’âme. Le sublime devient abyssal – en cela Mme de Staël suit August Wilhelm Schlegel. De l’Allemagne comporte un chapitre sur les discours de August Wilhelm et de Friedrich Schlegel. Cependant, dans le chapitre „De la poésie classique et romantique“ Mme de Staël désigne de romantique les textes du Moyen Âge chevaleresque. Cette tradition est transfrontalière. Mme de Staël appelle à renouer avec l’héritage des troubadours et trouvères. On attend en vain une présentation systématique de la littérature du premier romantisme allemand. De façon éparpillée, de Staël tient compte du Sternbald de Tieck, du texte radical Rede des toten Christus vom Weltgebäude herab, dass kein Gott sei de Jean Paul (sous le titre Un Songe, Mme de Staël a supprimé la fin, le réveil du songe). Elle compare Jean Paul à Montaigne. Elle trouve des mots élogieux pour la tragédie Geneviève de Brabant, la comédie Le chat botté – la représentation de l’égoïsme moderne par les animaux parlants l’amuse -, Octavian et Le prince Zerbino de Tieck. Le disciple de Saïs de Novalis, qui est également un texte fondateur du romantisme, ne paraît pas tel quel. On peut aussi catégoriser de romantique les drames du destin (par exemple le 24 février de chaque année se passe un drame horrible) de Zacharias Werner. Toutefois, il est impossible pour le lecteur de gagner une impression claire de ce qui est le romantisme. La composition à partir de genres rend caduque une distinction claire entre le classicisme de Goethe et Schiller et les romantiques. Ces premiers ont récusé toute confusion avec les jeunes contestataires. Elle n’essaie nulle part de donner une analyse systématique des caractéristiques tels que le mélange des genres, le sublime abyssal, la réhabilitation des affects, les passions tragiques et la perte, la réhabilitation du Moyen-Âge, les limites de la raison ou les qualités du cœur.

L’amalgame voulu de l’idéalisme allemand et le romantisme pourrait être la raison pour laquelle Mme de Staël passe sous silence les textes scandaleux des romantiques allemands. Elle ne mentionne nulle part la Lucinde de Friedrich Schlegel et Godwi de Brentano, des textes dans lesquelles des femmes très libres jouent un rôle important. Quant aux femmes, mis à part le bref passage sur la danseuse danoise Bruns, seule la vertueuse Thécla trouve une place honorable. Elle ne présente ni Mathilde dans Heinrich von Ofterdingen de Novalis, ni Marie dans Sternbald de Tieck.

Mme de Staël s’approche même de positions catholiques quand elle condamne le divorce trop facile en Allemagne protestante (deux décennies auparavant, elle avait pourtant plaint le sort de son ami Louvet prisonnier dans un mariage malheureux qui ne pouvait pas divorcer pour épouser la femme aimée). Cependant, elle garde ses distances avec l’évolution réactionnaire du romantisme. Si sa méthode est la comparaison, elle est consciente des pièges de cette approche : elle parle du caractère infaillible des comparaisons de Schlegel « si la partialité ne l’altérait parfois » . Elle reste fidèle à la promesse du cosmopolitisme : la transmission entre cultures qui procède avec respect.

Le public allemand comprend la visée libérale de ces écrits : elle défend la libre circulation des idées, demande l’abolition de la censure et valorise la pluralité des cultures. De l’Allemagne trouve un accueil favorable et mitigé en Allemagne. Le livre est traduit par l’éditeur Julius Hitzig, le huguenot bilingue Samuel Catel et Friedrich Buchholz, journaliste anti-aristocrate. Il paraît à Berlin chez Hitzig, un ami de Chamisso. L’accueil réservé procède par arguments divers. L’analyse serait trop influencée par August Wilhelm Schlegel. Jean Paul n’aime pas l’étude, selon lui trop marquée par l’esprit de conversation. Rahel Levin reproche à Mme de Staël de ne pas connaître le calme intérieur. Elle n’a pas de profondeur (Gemüt) . Elle n’écoute pas. Son côté extravagant qui se manifeste dans les différents portraits, par Elisabeth Vigée-Lebrun, Gérard, Massot et Girodet, perturbe. La personne stridente – son « outfit » avec son turban et sa fugue verbale – sont souvent davantage objet de critique que l’œuvre même.
Il est facile de reprocher à Mme de Staël les omissions et les erreurs. On cherche en vain un passage sur Kleist et sur Hölderlin. Le texte est déficitaire surtout dans les domaines de la peinture, de l’architecture, de la sculpture et de la musique. Elle affirme que l’Allemagne ne peut pas se vanter d’un bâtiment moderne de qualité. Elle présente le sculpteur danois Thorwaldsen, mais ne semble par connaître Schadow, Rauch et Schinkel. Le peintre Caspar David Friedrich lui semble être inconnu. Elle est assez insensible à la musique moderne, Beethoven n’apparaît pas.
Sa critique des Affinité électives est douteuse, cet ouvrage n’aurait pas de sentiment religieux. Elle ne comprend pas le regard froid de Goethe, sa perspective sans illusions. L’amour mène à la perte, il est sans salut, le destin est en quelque sorte païen. Le concept de religion de Mme de Staël reste trop chrétien. Les extraits de Faust présentent des traductions franchement mauvaises. L’appréciation de Werner peut étonner. En Allemagne, il passe pour un exalté, un détraqué.

Néanmoins, De l’Allemagne reste une entreprise hautement innovatrice. Il s’agit d’une œuvre de transmission. Elle dissocie chaque information de son contexte d’origine et le transforme en vue de son intégration dans le contexte d’accueil. Elle garde la distance avec les romantiques allemands de plus en plus anti-Lumières et francophobes et avec les tenants français d’un classicisme et sensualisme étriqués. Elle réussit à lier deux cultures par un cosmopolitisme originel.

Bien que son livre sur l’Allemagne ait une perspective synchronique, il soutient une orientation historique, une perspective à long terme. L’étude semble être flatteuse pour les Allemands, en fait il ne l’est que partiellement. Mme de Staël formule une critique sévère du provincialisme, de l’esprit de sujétion. Les Allemands sont certes érudits, mais ils sont du même coup des pantouflards. Elle regrette l’absence de public et de salons qui permettent le libre échange des idées.

La réception en France est contradictoire. Sainte-Beuve se distingue par son admiration pour Mme de Staël. Stendhal et Nodier lisent ses œuvres et le Discours sur l’art dramatique de Schlegel – et renforcent la tendance des analyses staëliennes. Pour Stendhal, Racine est un romantique. La matrice de lecture de Schlegel s’affaiblit. Celle de Mme de Staël remporte la victoire. Il est frappant de voir à quel point l’œuvre détermine encore aujourd’hui la perception de l’Allemagne par les Français : l’Allemagne est le pays des grandes forêts et des poètes et penseurs. Goethe et Schiller font partie du romantisme, Caspar David Friedrich reste inconnu pendant presque deux siècles.
Un deuxième transfert du romantisme, qui marquera la percée définitive du romantisme en France, a lieu à partir des années vingt du 19ème siècle. Si Nerval traduit le Faust de Goethe, d’autres comme Nodier montrent de l’intérêt pour E.T.A. Hoffmann, qui ne joue aucun rôle dans De l’Allemagne. Ces romantiques français se montrent encore plus fascinés par l’exploration des côtés nocturnes, des rêves et de l’inconscient. Les effets à long terme de l’intervention de Mme de Staël consistent aussi dans une ouverture des médias en France : les traductions de textes étrangers et la critique de la littérature allemande dans des revues comme le Globe et la Revue des deux Mondes deviennent plus fréquentes.


Postérité

Henri Heine a mis en garde les Français contre Mme de Staël : selon lui, elle idolâtre l’Allemagne, alors que les troupes prussiennes entrent à Paris. Heine l’assimile au romantisme réactionnaire et catholique. Cet avertissement oublie que Mme de Staël, dans sa nouvelle préface de 1813, mentionne elle même le réveil national en Allemagne. Rappelons aussi que les informations viennent de l’époque antérieure à 1810. De plus, Mme de Staël partage avec Heine l’idée que la pensée allemande comporte un mouvement vers la liberté. Les commentaires de Heine sont aussi misogynes. Ils n’empêchent que De l’Allemagne vit 14 éditions jusqu’en 1870.

Il est vrai qu’un changement radical de la perception de l’Allemagne s’effectue plus tard, à partir de 1866 : l’Allemagne cruelle, militariste, brutale apparaît avec les conquêtes et l’expansion de la Prusse. Ce changement de perspective n’efface pourtant pas l’image donnée par Mme de Staël. Dorénavant, les deux images coexistent.

Malgré ses côtés gênants, Mme de Staël est très certainement une femme très courageuse et tenace, elle résiste à Napoléon ; elle est aussi une théoricienne innovatrice et une artiste créatrice. Elle rassemble l’Europe de l’esprit et organise un contre-public opérant des transpositions. Le libre échange prend chez elle deux dimensions : l’échange des biens et l’échange des idées entre cultures européennes. Elle cherche sa voie contre les contre-révolutionnaires, contre les montagnards, contre le despotisme de Napoléon. Elle est avec Benjamin Constant à l’origine de notre monde politique actuel. Le libéralisme prend chez elle une dimension européenne, « transmissive ». Elle œuvre pour une nouvelle France et Europe qui tiennent compte de leurs intervalles, en s’ouvrant au monde et en créant des espaces transitoires.

« Il faut, dans nos temps modernes, avoir l’esprit européen ».

Thomas Keller

Texte et bibliographie :

Thomas Keller_Mme de Staël

 

Biographie

Thomas Keller, (*1954), Professeur émérite à l’Université Aix-Marseille.

Champs de recherche : médiations franco-allemandes ; biographies transculturelles ; non-conformismes allemands et français ; anthropologie et ethnologie en France et en Allemagne ; lieux de mémoire partagés.

Dernier livre :

Verkörperungen des Dritten im Deutsch-Französischen Verhältnis, Fink, Paderborn, 2018.

Derniers articles  :

« Vergehen und Verbrechen (Diebstahl, Lüge, Mord) als acte gratuit bei André Gide », in Andreas Gehrlach/Dorothee Kimmich (éds.), Der Diebstahl als Kulturgründungsmythos, Fink, Paderborn, 2018, pp. 195-210.

„Vom Café du Dôme bis zur Exilzeitschrift Die Zukunft. Deutsch-französische Netzwerke vor den Kriegen“,www.muenzenbergforum.de/ebook, 2019.

« Die pataphysische Komik, Eine deutsch-französische Heiterkeit? », in Zeitschrift für Interkulturelle Germanistik, 1/2019, pp. 143-163.

« Transmissions franco-allemandes: le tertium relationis – quelles similitudes », in Lendemains, N° 173,  1/2019, Dossier Ähnlichkeit/similitude, pp. 68-88.

„Leibniz in Tübingen: über eine besondere deutsch-französische Beziehung nach 1945“, Evamarie Blattner (éd.), Neuanfang?! – Kunst und Kulturpolitik der 1950er Jahre in Tübingen, Stadtmuseum Tübingen, 2019, pp. 27-39.

« Der Akzent und andere expressive Masken », in Hélène Barrière/Susanne Böhmisch (éds.), Corps-frontière: perspectives littéraires, artistiques et anthropologiques, Cahiers d’Etudes Germaniques, N° 78, 1/2020, pp. 107-126.

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