Corinne, guide de voyage ou histoire d’une femme ?

Corinne ou l’Italie : le titre du roman ne manque pas d’ambition, mais Germaine de Staël est accoutumée à de telles audaces. En 1800, De la littérature était à la fois une histoire de la littérature à travers les âges et un programme pour la France nouvelle. Dix ans plus tard, De l’Allemagne sera un panorama de la pluralité allemande et une critique du modèle centralisé napoléonien. En 1807, Corinne se propose concurremment de raconter un drame personnel et de présenter un tableau de la culture italienne. Le récit romanesque se double d’un voyage à travers la péninsule. On pense au modèle fourni par l’abbé Barthélemy, dont le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, à la veille de la Révolution, résumait pédagogiquement toute une culture classique au fil d’un périple et avait suscité bien des imitations[1]. L’enjeu de la fiction de Germaine de Staël est moins pédagogique et plus philosophique. Lorsque Voltaire intitulait son conte Candide ou l’optimisme, l’histoire individuelle de Candide était une mise en question de la philosophie de Leibniz et de Wolff, réduite jusqu’à la caricature au « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». La conjonction ou du titre de Germaine de Staël correspond à une interrogation critique similaire ; est suggérée la crise des valeurs qui ont assuré la grandeur de l’Italie.

Comme on l’a souvent remarqué, Corinne devient l’allégorie ou bien le symbole d’une nation qui reste divisée, envahie et souvent soumise à des régimes autoritaires. La distinction entre allégorie et symbole est contemporaine du roman, elle est développée par Goethe, puis par les romantiques allemands. La jeune femme est allégorie si elle personnifie les valeurs nationales quand elle renvoie au public romain une image valorisante de lui-même. Elle se confond avec l’Italie, le ou du titre marque alors une équivalence. Elle est figure symbolique si elle garde sa personnalité propre et évoque une renaissance de l’Italie que ses compatriotes semblent historiquement incapables de comprendre. Elle incarne une conscience du passé et de l’avenir qui ne prend pas la forme d’un discours abstrait. Elle garde une profondeur et une opacité irréductibles[2]. Le roman se déploie, d’une improvisation au haut du Capitole, confortant la poétesse dans son statut de porte-parole de la nation, à une improvisation dans la campagne napolitaine sur les persécutions des grands hommes, puis à la récitation de ses derniers vers par une actrice, qui marque la séparation entre l’inspiration et la prise de parole, la fin du rôle prophétique[3]. Ces poèmes scandent le roman qui substitue à l’engagement prophétique la plainte solitaire. La poétesse semble être alors devenue étrangère à ses contemporains et à son pays. Elle est rattrapée par l’histoire. L’identification de Corinne au destin de l’Italie n’est pas indépendante de la promotion du personnage de Marianne, durant la Révolution française, dont Maurice Agulhon a retracé l’histoire[4]. La distance qu’elle prend à la fin du roman, son effacement sonnent l’échec ou la mise en sommeil des espérances révolutionnaires ou des espoirs réformateurs, si l’on peut jouer de la nuance entre l’abstraction de l’espérance et le concret des espoirs. Cette image de l’Italie dépend étroitement des événements qui ont travaillé brutalement le continent européen, entre le XVIIIe et le XIXe siècles. On est donc invité à relire le roman pour y voir comment la péninsule s’y découvre, dans la tradition des récits de voyage et des fictions romanesques. Elle y apparaît doublement problématique comme un climat bienfaisant, mais excessif, et comme un lieu de mémoire qui se retourne en principe d’oubli.

« Oswald lord Nelvil, pair d’Ecosse, partit d’Edimbourg pour se rendre en Italie pendant l’hiver de 1794 à 1795. » Le voyage en Italie commence loin, dans les brumes du Nord. Le jeune lord mélancolique part à la recherche du soleil : « Sa santé était altérée par un profond sentiment de peine, et les médecins craignant que sa poitrine ne fût attaquée, lui avait ordonné l’air du midi. » La France est alors interdite à un Ecossais, dont le trajet doit passer par l’Allemagne. « Sa santé, loin de s’améliorer, l’obligeait souvent à s’arrêter, lorsqu’il eût voulu se hâter d’arriver, ou du moins de partir. Il crachait le sang, et se soignait le moins qu’il était possible » (p. 32)[5]. La découverte de Rome, la connaissance de Corinne vont correspondre à une irruption de la lumière dans le paysage. « Oswald se réveilla dans Rome. Un soleil éclatant, un soleil d’Italie frappa ses premiers regards, et son âme fut pénétré d’un sentiment d’amour et de reconnaissance pour le ciel qui semblait se manifester par ses beaux rayons » (p. 49). Réveil à la vie, à la sensualité, à l’art et à la littérature, cet amour diffus pour un lieu se focalise bientôt sur une personne ; la découverte de l’Italie et de sa culture va de pair avec l’intimité qui s’établit entre les jeunes gens, à la façon dont Stendhal identifiera les villes italiennes aux femmes qu’il y a aimées. La table des matières indique l’itinéraire de Rome, qui occupe la moitié du roman, à Naples, Venise, puis finalement Florence.

Oswald n’est pas seul dans sa quête de la lumière et de la chaleur. A Rome, il rencontre un compatriote et ami, M. Edgermond, qui est poussé par le même besoin, mais qui sert de contrepoint à l’attitude du héros et annonce par là le drame futur. « Il traversait l’Italie pour sa santé, en faisant beaucoup d’exercice, en chassant, en buvant à la santé du roi George et de la vieille Angleterre » (p. 167). Nageur et cavalier, amateur de ce qui ne s’appelle pas encore le sport en français, Oswald aurait pu ressembler à ce consommateur sanguin de beau ciel et de bons vins, s’il n’avait pas rencontré Corinne et compris que le soleil fait mûrir les métaphores aussi bien que les vignes. Corinne elle-même, trop idéalement Italienne pour ne pas être à demi étrangère en l’Italie, a fui l’Ecosse de sa jeunesse, renoncé à son patronyme et pris le nom d’une poétesse antique. « Ma belle-mère, raconte-t-elle à Oswald, me manda qu’elle avait répandu le bruit que les médecins m’avaient ordonné le voyage du midi pour rétablir ma santé, et que j’étais morte dans la traversée » (p. 386). Son arrivée en Italie a signifié une véritable renaissance. Elle a pris en main son destin et s’est fait reconnaître comme une improvisatrice de génie[6]. Oswald est-il prêt à vivre une pareille métamorphose ? Après la séparation des amants, après le retour d’Oswald dans l’armée britannique et son mariage avec une autre, l’attirance vers le Sud et son désir de revoir Corinne prennent le prétexte d’une nouvelle prescription médicale. « La paix se fit au printemps [nous sommes alors en 1802], et le voyage d’Italie devint possible. Chaque fois que lord Nelvil laissait échapper quelques réflexions sur le mauvais état de sa santé, Lucile était combattu entre l’inquiétude qu’elle éprouvait et la crainte que lord Nelvil ne voulût insinuer par là qu’il devrait passer l’hiver en Italie » (p. 545). Il finit par prendre la route du Midi avec les siens et, de fait, progressivement sa santé se remet « par le climat d’Italie » (p. 559). Il ne retrouve pas pour autant le pays qu’il a connu quelques années plus tôt. La Corinne qui se dérobe désormais, qui refuse les visites, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle ne peut plus incarner un pays gorgé de soleil et de poésie immédiate.

Le roman qui montre un homme incapable d’accéder à la liberté morale, à l’exemple de l’héroïne, rompt avec le modèle du couple, formé d’un Anglais et d’une belle Italienne, associant la virilité nordique à la féminité méditerranéenne, la volonté à la sensualité. Cette lignée remonte au moins à Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau, plus précisément, aux « Amours de Milord Edouard Bomston ». Rousseau avait tenu à écarter du roman ces « Amours » qu’on a pris l’habitude de publier en annexe. « Milord Edouard, dans ses tournées d’Italie, avait fait connaissance à Rome avec une femme de qualité, Napolitaine, dont il ne tarda pas à devenir fortement amoureux[7]. » Se faisant passer pour veuve, la marquise est prête à tout afin de garder son vertueux amant anglais qui découvre son statut de femme mariée et qui refuse de prolonger une liaison adultère. Elle le jette dans les bras d’une jeune courtisane romaine. Laure tombe amoureuse de celui qui aurait dû n’être qu’un client et sait s’en faire aimer chastement. Elle finit par se retirer dans un couvent. Le visage féminin de l’Italie se dédouble, une extrême Italie napolitaine, païenne, se révèle excessive et d’une passion sans scrupule, tandis que la jeune prostituée, proprement romaine, est rachetée par l’amour et la foi. Les deux destins se croisent et s’inversent. Le soleil italien peut devenir destructeur, ou se voiler pour laisser place à des réalités morales et religieuses. Le vie livrée à elle-même tourne à la violence ou bien s’efface au profit de la spiritualité. La mélancolie représente un progrès moral et exprime une exigence spirituelle.

Dans le roman de Germaine de Staël, Oswald n’a pas à choisir entre deux visages de l’Italie, passionnée et sensuelle ou bien sensible et chrétienne, mais, après une première expérience amoureuse avec une Française mondaine, entre la spontanéité individuelle et la soumission aux convenances, c’est-à-dire entre Corinne et Lucile, entre celle qui a décidé de vivre sa propre vie et celle qui ne sera jamais qu’une compagne soumise. Une comparaison picturale tire celle qui a pris un nom de poétesse grecque vers le paganisme, tandis que l’autre est identifiée à une figure sacrée du christianisme. Dès sa première apparition, avec son châle, Corinne est comparée à une Sibylle : « Elle était vécue comme la Sibylle du Dominiquin, un schall des Indes tourné autour de sa tête, et ses cheveux du plus beau noir entremêlés avec ce schall » (p. 52). Lucile, devenue lady Nelvil, ressemble de son côté à la Madone du Corrège. Oswald et Lucile l’ont observée à Parme : « lord Nelvil conduisit Lucile dans une église où l’on voit une peinture à fresque de lui [le Corrège], appelée la Madone della Scala. Elle est recouverte par un rideau. Lorsqu’on tira ce rideau, Lucile prit Juliette [sa fille] dans ses bras pour lui faire mieux voir le tableau et dans cet instant l’attitude de la mère et de l’enfant se trouva par hasard presque la même que celle de La Vierge et de son fils. La figure de Lucile avait tant de ressemblance avec l’idéal de modestie et de grâce que Le Corrège a peint, qu’Oswald portait alternativement ses regards du tableau vers Lucile, et de Lucile vers le tableau. » (p. 558). La confrontation avec la toile du Dominiquin, un peu plus tard, à Bologne provoque la comparaison. La jeune épouse remarque l’intérêt de son mari : « elle osa s’approcher enfin, et lui demanda timidement si la Sibylle du Dominiquin parlait plus à son cœur que la Madone du Corrège. » (p. 561).

Dans la fiction de la calviniste fille de Necker, Corinne est sans doute fort pieuse. Elle fait une retraite dans un couvent pour la Semaine sainte, mais son catholicisme est toujours suspect de compromissions sensuelles aux yeux de l’austère anglican. Elle garde dans sa chambre un portrait d’Oswald près de la Vierge. Oswald s’étonne de « ce mélange singulier d’amour et de religion » qui se trouve chez la plupart des femmes italiennes (p. 252)[8]. De même, la facilité avec laquelle Corinne passe de la dévotion à la mondanité, à la fin d’une cérémonie religieuse, trouble le réformé. Cette mobilité ne serait-elle pas légèreté ? La basilique Saint-Pierre redevient « tout à coup comme une grande promenade publique où chacun se donne rendez-vous pour parler de ses affaires ou de ses plaisirs » (p. 268). En 1812, une médiocre imitation de Corinne, intitulée Adriana, ou les Passions d’une Italienne, remplace Oswald, découvrant l’amour avec une Parisienne manipulatrice, Mme d’Arbigny, puis hésitant entre la brune Italienne et la blonde Ecossaise, par un officier français, tiraillé entre Adriana, une non moins belle brune et indépendante Italienne, sans être poétesse[9], et Cécile, une jeune Française séduisante et intrigante qui sait se faire épouser, avant de mourir opportunément ; dans un second temps, un nouveau dilemme sentimental apparaît, l’officier hésite entre la brune Italienne et une blonde et vertueuse Irlandaise. Le roman s’ouvre sur une arrivée à Rome : « Je l’aperçois donc enfin la ville aux immortels souvenirs ! La voici, cette Rome où les plus sublimes, les vices les plus abjects se sont développés tout à tour, et souvent en même temps, avec une énergie presque inconnue au reste l’univers ! Séjour désormais paisible des arts, je te salue ! »[10]. L’intrigue se déroule, d’une église, aux environs de Rome, où le voyageur français rencontre l’héroïne, à un couvent où celle-ci se retire finalement, torturée de jalousie et où le Français vient la retrouver et lui permettre de mourir réconciliée. De l’église au couvent, l’héroïne appartient à cette Italie catholique et superstitieuse, où la religion ne semble pas opposer de véritable contrepoids à la violence de l’amour. Le titre l’avait annoncé, l’Italie est la terre des passions.

Elle l’est d’abord géologiquement. Dans le roman de Germaine de Staël, le séjour à Rome est suivi par une descente, car c’est bien une descente dont il s’agit, vers l’extrême Sud qui est aussi la vérité profonde, pulsionnelle des êtres. Il faut traverser des zones marécageuses, des paysages morbides : « Oswald et Corinne traversèrent ensuite les marais pontins, campagne fertile et pestilentielle tout à la fois, où l’on ne voit pas une seule habitation, quoique la nature y semble féconde. Quelques hommes malades attèlent vos chevaux et vous recommandent de ne pas vous endormir en passant les marais : car le sommeil est là le véritable avant-coureur de la mort » (p. 284)[11]. Corinne et Oswald vont à la recherche d’eux-mêmes, c’est à Naples qu’ils se racontent leurs origines et leur passé. La force du soleil qui peut tuer les imprudents à l’heure de midi, la menace du volcan, qui communique avec les profondeurs incontrôlables de la terre, semblent le cadre approprié de cette parole intime qui engage les profondeurs, tout aussi peu maîtrisables, des êtres[12]. Durant les mêmes années, le René de chateaubriand, la Juliette de Sade, comme Corinne et Oswald s’asseyent à la bouche d’un volcan italien pour s’interroger sur leur identité et pour aller jusqu’au bout d’eux-mêmes. Le Vésuve[13] et l’Etna sont en train de devenir des destinations touristiques et un thème pour les artistes. On connaît les magnifiques nocturnes volcaniques de Wright of Derby, il n’est qu’un peintre parmi tant d’autres à l’époque, le Français Pierre Jacques Volaire s’installent à Naples et produit des paysages volcaniques pour les Anglais du Grand Tour et autres voyageurs. Les hypothèses scientifiques sur l’origine du phénomène volcanique, alors que les Genevois Saussure et De Luc définissent la science nouvelle de la géologie, et les fouilles archéologiques de Pompéi et Herculanum établissent un lien entre les violences de la terre et le ressurgissement du passé. Elles confrontent l’individu à des durées et des énergies qui le dépassent et le menacent. La catégorie du sublime à laquelle Edmund Burke vient de donner une inflexion nouvelle permet de rendre compte de cette expérience contradictoire.

Les personnages de roman disent la force d’une telle expérience qui est à la fois esthétique et morale. « Il est vrai, dit le marquis, que dans les environs de Naples, la nature se présente sous un aspect effrayant ; mais j’avoue que, par goût, je quitterais sans hésiter la perspective du paysage le plus riant, pour contempler les explosions du Vésuve : ces superbes horreurs frappent plus vivement l’imagination que toutes les paisibles beautés de la nature. Le sublime aspect de ses grands efforts électrisent l’âme, et donnent une nouvelle étendue à la pensée[14]. » Ce roman de 1797 conduit son lecteur du Nord au Sud et lui révèle, dans le décor volcanique, les secrets de l’intrigue où se nouent passions personnelles et drame révolutionnaire. Le héros émigré retrouve en Italie celui qui fut successivement une victime et un meurtrier, il vit les malheurs de l’exil et découvre les injustices de l’Ancien Régime. Le volcan déplace sur le paysage les contradictions et les crispations de la société. Dans un roman de 1808, le héros, au terme de l’ascension nocturne du Vésuve, éprouve une extase qui ne peut pas faire oublier le danger : « Ce désert ! cette hauteur ! cette nuit ! ce mont enflammé ! quelle réunion d’étonnantes et majestueuses horreurs ! quel tableau pour l’imagination d’une artiste ! Il aurait voulu passer la nuit auprès de cet incendie, et voir le soleil, à son retour, l’éteindre de l’éclat de ses rayons éblouissants ; mais un vent frais commençait à se faire sentir et fit craindre aux conducteurs quelque orage ; ils pressèrent le retour[15]. » Superbes horreurs, étonnantes et majestueuses horreurs, l’oxymore est en train de se fixer[16]. Le paysage renvoie dans ce roman encore à un contexte de guerres civiles et de jalousies passionnelles.

Telle est déjà la fonction de l’excursion que les héros de Germaine de Staël font au Vésuve. Corinne révèle à celui qu’elle considère comme son fiancé, et du même coup au lecteur, une identité reniée, les deux mariages contradictoires de son père, sa parenté avec Lucile, ses impatiences et ses révoltes. Pour sa part, Oswald parle de liaisons sensuelles et libertines à Paris, de violences révolutionnaires, de lâcheté, de culpabilité. Quand ils reprennent la route du nord, ils ont abandonné toute innocence et l’Italie a perdu la tranquille clarté de son soleil. Après Rome et Naples, Venise s’impose comme la ville funèbre. « L’aspect de Venise est plus étonnant qu’agréable ; on croit d’abord voir une ville submergée […] Un sentiment de tristesse s’empare de l’imagination en entrant dans Venise » (p. 420). Germaine de Staël reprend une image de Goethe : « Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblaient à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l’homme. » (p. 421). L’impression qui domine est « singulièrement triste ». C’est dans une gondole que les amants parlent de leur séparation. Venise règne sur les Dalmates : « Leur poésie ressemble un peu à celle d’Ossian, bien qu’ils soient habitants du Midi » (p. 429). L’opposition entre le Nord et le Midi, entre la brume et le soleil, l’intériorité et l’extériorité se défait. Corinne, la glorieuse allégorie de l’Italie, improvisant sur la place publique, se change en une femme vieillie, minée par le chagrin, en une poétesse de l’isolement, enfermée chez elle, compatriote de Léopardi.

Deux autres romans de ces mêmes années se tournent vers l’Italie comme paysage tragique. Dans Valérie, paru en décembre 1803, Mme de Krüdener raconte l’amour impossible que le Suédois Gustave porte à Valérie, l’épouse d’un ami. Il voyage avec le couple et Venise fournit le cadre dans lequel cet amour devient passionnel, pathologique, mortifère. Le modèle formel est celui, épistolaire, de Werther. Gustave se confie à un ami resté en Scandinavie. L’Italie lui paraît devoir signer sa perte. « Ici les hommes énervés nomment amour, tout ce qui émeut leurs sens, et languissent dans des plaisirs toujours renouvelés, mais que l’habitude émousse ; qui ne reçoivent pas de l’âme cette impulsion qui fait du plaisir un délire, de chaque pensée une émotion » [17]. Cette impression, ressentie en arrivant en Italie, se confirme quelque temps plus tard. « Qu’il me fait mal cet air de l’enivrante Italie ! Il me tue ; il tue jusqu’à la volonté du bien. Où êtes-vous, brouillard de la Scanie ? froids rivages de la mer qui me vit naître, envoyez moi des souffles glacés ; qu’ils éteignent le feu honteux qui me dévorent »[18]. Tandis que le mari de Valérie s’intéresse aux ruines et à la culture italienne, Gustave traîne sa souffrance dans une lagune qui exacerbe les sensations. Il privilégie les effets de nocturne et cultive la mémoire affective. Valérie perd un nouveau-né et Gustave va mourir dans une chartreuse. L’œuvre de Mme de Krüdener est imitée par une autre aristocrate russe, la comtesse Golowkin qui publie Alphonse de Lodève à Moscou, l’année où paraît Corinne[19]. La scène se déroule désormais entre Bologne et Ferrare, mais l’atmosphère reste lunaire, funèbre, conventuelle. L’amour d’Alphonse pour la marquise de Veletri reste interdit et malheureux. Il ne s’agit plus de couples formés d’un Nordique et d’une Italienne, mais le contexte italien demeure le décor des passions exagérées, des entraînements mortels. La terre de la vie foisonnante et de la santé retrouvée est devenue un climat malsain[20]. Au-delà de ces deux romans, on peut songer aussi à la présence discrète de l’Italie dans Adolphe, où le héros velléitaire rencontre le futur éditeur de son manuscrit dans une Calabre lointaine et peu clémente où le fleuve rompt ses digues, et dans un autre récit de Benjamin Constant, Cécile, dont l’épigraphe virgilienne, « Italiam, Italiam », perd son accent épique pour prendre une résonance tragique[21].

De même que la coupure révolutionnaire en France a rompu le fil de bien des traditions, l’occupation militaire de la péninsule par les armées de la jeune République française et le déplacement des œuvres d’art vers Paris risquent d’appauvrir la patrie de l’art. Un personnage de Mme de Krüdener se plaint : « En ôtant d’ici la Transfiguration, la Sainte-Cécile, la Sainte-Cène du Dominiquin, où les placera-t-on ? Quel que soit le palais, ou l’édifice qui leur et destiné, c’est, rempli de terreur et d’effroi, qu’il faut voir un saint Bruno, et non auprès d’un front couronné de roses. Et ces Vierges si pures, qui ont apporté des traits divins et des âmes qui ne connaissent que le ciel, les verra-t-on sans tristesse à côté de profanes et d’impudiques amours ?[22] » C’est à nouveau la juxtaposition du sacré et du profane qui choquait tant Oswald à son arrivée à Rome. Plus discrètement, le héros de Mme Golowkin regrette de visiter une Italie « dépouillée de ses chefs d’œuvre »[23]. Le débat existait déjà à Paris autour du déplacement des œuvres d’art pour les réunir dans un musée central, autour de la notion même de musée qui transforme des créations vivantes en objets de collection et de pédagogie. Durant l’été 1796, une pétition d’artistes, riche d’une cinquantaine de noms, parmi lesquels David, Denon, Girodet, Soufflot, Vien, demandait au Directoire d’arrêter le pillage du pays occupé[24]. Quatremère de Quincy s’interroge plus théoriquement dans les Lettres à Miranda[25] et dans les Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art. Ce qui est en jeu, quand bien même les toiles et les sculptures déplacées seront rendues, c’est la menace d’une muséification de l’Italie, que nous ne connaissons que trop aujourd’hui, et d’une incessante circulation des œuvres au nom d’une universelle visibilité et du commerce des expositions, dénoncés par Francis Haskell[26].

La question de la mémoire assure l’unité profonde du roman de Mme de Staël, elle réunit la destinée sentimentale de jeunes gens rattrapés par leur passé familial, et l’histoire plus tumultueuse encore d’un pays bousculé, bouleversé de siècle en siècle par les invasions et les changements de régime. Corinne et Oswald sont déchirés entre fidélité et besoin de s’émanciper, l’Italie hésite entre sa splendeur ancienne et les facilités de la vie au jour le jour. Le sujet imposé pour l’improvisation au Capitole est « la gloire et le bonheur de l’Italie » (p. 59). Les deux termes sont-ils complémentaires ou bien contradictoires ? La caractérisation de la gloire comme un « deuil éclatant du bonheur », vaut pour l’Italie comme pour la condition féminine. Les artistes, savants et philosophes qui ont assuré la gloire de leur patrie sont « enfants de ce soleil qui tour à tour développe l’imagination, anime la pensée, excite le courage, endort dans le bonheur et semble tout promettre ou tout faire oublier » (p. 63). Pays de vie et de mort, l’Italie est aussi terre de mémoire et d’oubli. La visite de Rome commence par le Panthéon, devenu Sainte-Marie de la Rotonde. « Partout en Italie le catholicisme a hérité du paganisme » (p. 95). Le tombeau d’Adrien est devenu château Saint-Ange, l’obélisque destiné à orner les bains de Caligula se dresse sur la place de Saint-Pierre, Saint-Pierre même est « un temple posé sur une église », scellant « une alliance des religions antiques et du christianisme » (p. 103).

Toute l’époque, au sortir de la Révolution, est hantée par le débat entre la grâce et la perfectibilité, entre une histoire providentielle chantée par Chateaubriand et un devenir social dessiné par Germaine de Staël. Les voyageurs qui méditent sur les ruines italiennes y voient une vanité ou bien une loi de l’histoire humaine. A la façon dont Chateaubriand rend compte des dogmes et des rites d’un christianisme qui est essentiellement catholique et romain, Germaine de Staël insère dans sa découverte des mœurs et des paysages italiens un livre consacré surtout aux tombeaux et aux églises et un autre tout entier attaché à la description de la Semaine sainte. Elle veut concurrencer l’Enchanteur sur son propre terrain, en disant à son tour les beautés du miserere et le luxe des cérémonies dans la Sixtine. Mais la réformée critique le déséquilibre entre la foi et la forme. « Comme la musique de la chapelle Sixtine et l’illumination de Saint-Pierre sont des beautés uniques dans leur genre, il est naturel qu’elles attirent vivement la curiosité, mais l’attente n’est pas également satisfaite par les cérémonie proprement dites […] Les diverses coutumes de ces temps solennels rappellent toutes des idées touchantes ; mais mille circonstances inévitables nuisent souvent à l’intérêt et à la dignité de ce spectacle » (p. 262-263). Au risque de la muséification du pays s’ajoute celui d’une folklorisation du religieux. La perspective historique relativise les diverses formes de dogmes et de rites qui entrent dans une suite de moments particuliers d’un besoin religieux humain. Benjamin Constant dans De la religion analyse ce besoin qui prend des formes diverses selon les cultures et les époques. Incarnée dans une Corinne pieuse et tolérante, l’Italie catholique est un pays merveilleux qui ne veut prétendre à aucune exclusivité, ni même supériorité théologique ou morale.

« Connaissez-vous cette terre où les orangers fleurissent, que les rayons de cieux fécondent avec amour ? » (p. 63) Mme de Staël emprunte les accents de Goethe, plus précisément ceux du Mignon dans Wilhelm Meister, pour chanter les bienfaits de la nature italienne. Elle a eu la première idée d’un livre sur l’Italie lors de son voyage en Allemagne, comme si l’Italie était d’abord une nostalgie de nordiques, une rêverie qui pousse les insatisfaits à prendre la route. « Rome depuis longtemps est l’asile des exilés du monde » (p. 104). Début de l’Orient, approche de l’Afrique, lieu de pèlerinage, elle est un appel, une ascèse. « Rome n’est point encore le midi : on en pressent les douceurs, mais son enchantement ne commence véritablement que sur le territoire de Naples » (p. 285). Morcelée, soumise aux conquérants successifs, elle n’existe pas comme État, elle n’est même pas délimitée par des frontières fixes. Elle représente un horizon indécis, fuyant. Loin de s’enfermer er dans aucune identité nationale, elle choisit une demi-Britannique pour exprimer ses valeurs et rappeler ses plus brillantes époques. Le moment le plus favorable au couple correspond à un spectacle théâtral privé. Corinne organise une représentation en italien de Roméo et Juliette. Elle est Juliette, incarnant l’échange permanent, de la Renaissance au Romantisme entre le Nord et le Sud. L’Italie fournit à Shakespeare un paysage et des rêves, elle les lui reprend pour les traduire dans son idiome, se les approprier. L’Italie devient le modèle d’une Europe tolérante, libérale au sens historique et culturel du terme.

A travers l’échec sentimental de Corinne, elle est renvoyée à la contradiction entre son passé et son présent, la richesse de sa mémoire et la puissance de son amnésie. L’Italie apparaît finalement comme une promesse dont on ne sait si elle sera jamais tenue. Mais l’avenir reste ouvert. Si Corinne meurt, la fille d’Oswald et de Lucile lui ressemble étrangement et se prénomme Juliette.

 

 

[1] Qu’on songe seulement aux Voyages d’Anténor en Grèce et en Asie par Etienne-François Lantier en 1798.

[2] Voir par exemple Anne Amend, « Corinne ou l’Italie/ Corinne et l’Italie. Stratégies autour d’une allégorie », L’Italie dans l’Europe romantique. Confronti letterari e musicali, a cura di Annarosa Poli e Emanuele Kanceff, Centro Interuniversario di Ricerche sul viaggio in Italia, s.d.

[3] Voir Michel Delon, « Corinne et la Sibylle, ou de l’engagement à la mélancolie », Esprit civique et engagement. Festschrift für Henning Krauss zum 60. Geburtstag, Tübingen, Stauffenburg Verlag, 2003. Version italienne : « Corinne ovverro dell’impegno alla malincolnia », Sillabe di Sibilla, a cura di Raffaele Aragona, Naples, Edizioni scientifiche italiani, 2004.

[4] M. Agulhon, Marianne au combat, Paris, Flammarion, 1979 et Marianne au pouvoir, Paris, Flammarion, 1989.

[5] Les références renvoient à l’édition procurée par Simone Balayé dans la collection Folio en 1985.

[6] Sur les modèles de Corinne comme improvisatrice, on peut se reporter à Paola Giuli, « Tracing a sisterhood : Corilla Olimpica as Corinne’s Unacknowledged Alter Ego » ? The Novel’s seductions, Staël’s Corinne in critical inquiry, edited by Karyna Szmurlo, Londres, Associated Univesity Press, 1999 et Marziano Guglielminetti, « Un’impossibile Corinna », Il Romanticismo in Piemonte : Diodata Saluzzo, a cura di Marziano Guglielminetti e Paola Trivero, Florence, Leo S. Olschki, 1993. Une interprétation de ces sources est donnée par Baldine Saint Girons, « Du génie féminin. Corinne ou la Sibylle triomphante », Les Sibylles, Les Entretiens de La Garenne Lemot, Nantes, 2005.

[7] Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 749.

[8] Paroxysme de la satire ou de la caricature : la Juliette de Sade découvre dans le cabinet personnel de Pie VI, qu’elle ne nomme que Braschi, côte à côte une sainte Thérèse et une Messaline, un Christ et une Léda (Histoire de Juliette, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t. III, p. 853).

[9] On retrouve dans son portrait une formule de Germaine de Staël : « Adriana n’avait pas plus de dix-huit ans : ses cheveux du plus beau noir tombaient en boucles sur ses épaules et sur son sein ; dans ses grands yeux ombragés de longues paupières, son âme respirait tout entière » (René Jean Durdent, Adriana, ou les Passions d’une Italienne, Paris, Chez Pillet, Impr.-libraire, 1812, t. I, p. 13).

[10] Ibid., p. 1-2.

[11] Même notation chez Durdent : « Le soleil allait disparaître, et déjà s’élevaient dans les campagnes ces vapeurs malsaines qui, à la chute du jour, jettent sur Rome et ses environs comme un léger voile de brouillard […] » (Ibid, t. I, p. 6-7).

[12] Voir Philippe Berthier, « Au-dessous du volcan », Madame de Staël. « Corinne ou l’Italie ». L’âme se mêle à tout, SEDES, 1999.

[13] Voir Anne Marie Jaton, Le Vésuve et la sirène. Le Mythe de Naples de Mme de Staël à Nerval, Pise, Pacini Editore, 1988. Et sur les liens entre conscience réflexive, archéologie et géologie, Marie-Madeleine Martinet, Le Voyage d’Italie dans les littératures européennes, Paris, PUF, 1996, p. 120-125.

[14] Marie Robinson, Hubert de Sévrac, ou histoire d’un émigré. Roman du dix-huitième siècle, traduit de l’anglais par M. Cantwell, Paris, Gide, an V-1797, t. IV, p. 171.

[15] Coffin-Rony, Théana et Lorenzo, histoire italienne, Paris, 1808, t. II, p. 28-29.

[16] Jean Gaudon a étudié les formes de cette figure dans « Magnifiques horreurs. De la présence ou de l’absence d’une figure de rhétorique », Le Préromantisme. Hypothèque ou hypothèse, Paris, Klincksieck, 1975.

[17] Mme de Krüdener, Valérie, éd. M. Mercier, Paris, Klincksieck, 1974, P. 58.

[18] Ibid., p. 128.

[19] Alphonse de Lodève. Par Mme la comtesse de G…., Moscou, de l’imprimerie privilégiée de Krageff & Gay, 1807.

[20] Voir Bruna Ombretta Ranzani, « L’Italie, du malsain géologique au malsain anthropologique », Francia e Italia nel XVIII secolo : immagini e prgiudizi reciproci, « Franco-Italica », 7, 1995.

[21] Même si Constant n’a jamais mis les pieds en Italie, comme le rappelle Paul Delbouille, « Italie réelle et Italie mythique dans l’œuvre narrative de Benjamin Constant », Il Gruppo di Coppet e l’Italia, a cura di Mario Matucci, Pise, Pacini Editore, 1988. Ce débordement est annoncé par celui du Taro dans Corinne : « Le matin du jour où Lucile et lord Nelvil se proposaient de traverser le Taro […] le fleuve s’était débordé le nuit précédente ; et l’inondation de ces fleuves qui descendent des Alpes et des Apennins était très effrayante » (p. 557).

[22] Valérie, p. 117.

[23] Alphonse de Lodève, p. 17.

[24] Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine 1789-1815, Gallimard, 1997, p. 277.

[25] Ou plus exactement les Lettres sur le préjudice qu’occasionnent aux arts et aux sciences le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, le démembrement de ses écoles et la spoliation des es collections, galeries, musées etc., lettres adressées au général Francisco de Miranda. Elles ont été savamment éditées et commentes par Edouard Pommier (Paris, Macula, 1989).

[26] Francis Haskell, Le Musée éphémère. Les Maîtres anciens et l’essor des expositions, Gallimard, 2002.