en préambule à sa Conférence du 6 octobre 2015 au Château de Coppet

 « Shakespeare et Mme de Staël : le droit dans la littérature »


Comment
expliquez-vous le foisonnement de liens entre la littérature et le droit que l’on retrouve dans l’œuvre de Shakespeare ?

Je dirais d’abord que, de tout temps, le procès a toujours représenté un argument dramatique de premier choix. On a relevé que 30 des 36 pièces attribuées à Shakespeare contiennent des scènes de procès. On sait aussi que Shakespeare est passé maître dans l’art de décrire les passions humaines ; de décupler la force de ces passions : ainsi la vengeance par le droit de Shylock dans le Marchand de Venise, la passion du pouvoir dans Richard II, la jalousie dans Othello,… il faut dire aussi que Shakespeare a été souvent en butte au droit dans sa vie de comédien et son existence personnelle : il fut impliqué dans de nombreux procès, et ses pièces ont parfois été l’objet de la censure royale et puritaine. Enfin, son époque (le tournant des XVIe et XVIIe siècles) connaît des troubles de toutes sortes, dont ses pièces recueillent les échos : guerres de religions, querelles de succession, confrontation de l’absolutisme royal et du parlementarisme, mouvement des enclosures (privatisation des terres communes). Son époque accouche de la modernité tout en restant – Grande Bretagne oblige – très attachée à ses traditions féodales.


Quelle était sa vision de la justice souhaitable ?

Shakespeare n’est pas un théoricien, mais, comme Molière, d’abord et avant tout un homme de planches ; point donc chez lui de théorie abstraite et de système dogmatique. Par ailleurs, il est le maître de l’ambivalence, de sorte qu’on trouverait sous sa plume à peu près toutes les opinions. Plusieurs raisons à cela : égarer la censure, jouer de toute la gamme des convictions et des doctrines, dénoncer le double jeu des puissants et la duplicité populaire. Mais, si on cherche un peu, on découvrira un Shakespeare humaniste et libéral, attaché aux vénérables libertés contenues dans la Constitution non écrite du pays et partisan de la modération politique. Comme Montaigne, qu’il lisait, il ne se fait aucune illusion sur l’âme humaine, et pourtant il lui arrive de porter sur les uns et les autres un regard plein d’humaine sollicitude – il n’a pas son pareil, par exemple, pour évoquer le tragique de rois faibles, tiraillés entre une fonction trop lourde pour eux et la finitude de leur propre nature.


Quelle place occupe la littérature dans l’enseignement du droit de nos jours :

Elle est très variable selon les pays et les traditions juridiques. Aux Etats-Unis, le courant Law and literature est très présent dans la recherche et l’enseignement universitaire. La Cour suprême se réfère d’ailleurs souvent à des auteurs comme Shakespeare. En Angleterre, en Italie ou en Espagne, on rencontre parfois un tel enseignement. En Belgique, j’ai eu la chance de créer un cours de ce genre, destiné à un public mixte, de littéraires et de juristes. C’est pour moi l’occasion de réfléchir sur le droit en racontant des histoires – s’instruire en s’amusant, en quelque sorte. En France, je ne connais pas de cours de ce type, mais je relève que l’Institut d’études sur la Justice organise chaque année des séminaires de « droit et littérature » à destination des magistrats ; ces « recyclages » rencontrent à juste titre un grand succès, car ils répondent à une demande de sens très profonde parmi les juges.


Que vous inspire Germaine de Staël, en particulier son rôle comme femme écrivain ?

En me replongeant dans sa biographie et certaines de ses œuvres en vue de la conférence du 6 octobre, je suis frappé par la modernité du personnage. Voilà une femme libre, cosmopolite, engagée; elle présente cette qualité très originale d’être à la fois modérée et radicale. Je m’explique: ses positions politiques sont libérales, aux antipodes de l’intégrisme religieux et du nationalisme politique ; en ce sens elle est modérée, mais, par ailleurs, elle ne fera aucune concession sur ses idées, et supportera le bannissement de la France par fidélité à ses engagements. Il y a quelque chose de shakespearien dans la posture de cette grande dame, qui depuis Coppet, défie Napoléon, et invite les grands esprits de son temps à y penser l’Europe du siècle suivant. La fidélité à son père a aussi quelque chose de shakespearien, comme une nouvelle Cordelia. Cette grande passeuse d’idées anticipait sur la future devise européenne: l’unité dans la diversité.