Conférence du mardi 20 mai 2014 au Château de Coppet par

Léonard Burnand, directeur de l’Institut Benjamin Constant (Université de Lausanne)

La Révolution française vue de Coppet

Depuis quelques années, on peut observer un regain d’intérêt pour la Révolution française, laquelle est à nouveau présente dans le discours politique et médiatique. Les études révolutionnaires avaient bénéficié d’une forte visibilité dans l’espace public au moment du Bicentenaire de la Révolution française en 1989, grâce, d’une part, à l’ampleur spectaculaire de cette commémoration (expositions, congrès internationaux, livres à succès, films en costumes, émissions spéciales à la télévision, etc.), et, d’autre part, au contexte politique international de l’année 1989, marqué par des mouvements d’émancipation qui semblaient redonner vie aux idéaux de 1789 et au combat pour la liberté (chute du Mur de Berlin, manifestations d’étudiants chinois sur la place Tien An Men…).

À ce temps fort du Bicentenaire a succédé – comme par contrecoup – une phase d’essoufflement : la Révolution française a été reléguée à l’arrière-plan et a connu une période d’éclipse. Durant les années 1990 et le tout-début des années 2000, les historiens ont certes continué à travailler sur la Révolution et à publier de nombreux ouvrages sur ce sujet, mais ces travaux intéressaient surtout les spécialistes et ne parvenaient guère à mobiliser l’attention du grand public et des médias.

Au cours de ces dernières années, le vent a tourné : la Révolution française occupe à nouveau une place en vue dans l’espace médiatique, et elle recommence à susciter des discussions en dehors du giron universitaire. Si la Révolution a regagné en « actualité », c’est sous l’effet d’un double phénomène. Tout d’abord, la Crise économique (qui sévit depuis 2007-2008) et ses conséquences sociales ont réactivé la référence à la Révolution française. Plusieurs observateurs n’ont pas manqué de rappeler que la Révolution de 1789 avait commencé par une crise financière, par la détresse d’un État monarchique au bord de la faillite ; par conséquent, dans un climat de crise marqué par de graves difficultés économiques susceptibles d’alimenter la colère sociale, certains commentateurs ont ouvertement posé la question : « Sommes-nous en 1789 ? »[1]. L’autre phénomène récent qui explique le revirement de tendance auquel nous assistons, c’est évidemment le « Printemps arabe », qui a remis en avant la notion même de « révolution », fondée sur une aspiration à plus de droits, de liberté, d’égalité et de dignité pour les individus ; le cas de la révolution tunisienne (décembre 2010 – janvier 2011) a été particulièrement significatif à cet égard, puisque bon nombre de Tunisiens ont fait explicitement référence à la Révolution française comme modèle : lors de la grande manifestation populaire du 14 janvier 2011 à Tunis, jour de la chute du président Ben Ali, plusieurs manifestants ont affirmé que cette journée constituait « leur prise de la Bastille »[2]. On a ainsi pu déceler, sur le moment, une sorte de filiation symbolique entre 1789 (Révolution des droits de l’homme) et les événements du « printemps arabe »[3], si bien que les historiens spécialistes de la Révolution française ont été régulièrement invités à s’exprimer dans les médias, ce qui a contribué à remettre les études révolutionnaires en évidence[4].

Ce retour au premier plan de la Révolution française, cette « actualité » du sujet, rend d’autant plus nécessaire le fait de revisiter les premières grandes interprétations des événements compris entre la réunion des États généraux et la chute de Robespierre. Si l’on veut penser la Révolution française (pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de François Furet), il importe de remonter aux sources et de redécouvrir les analyses formulées « à chaud » par ceux qui ont vécu cette période tumultueuse et qui ont tenté d’en expliquer la fascinante étrangeté, en essayant de comprendre le surgissement et la profonde radicalité des bouleversements auxquels ils ont assisté. Dans cet effort pionnier de réflexion politique et historique, Mme de Staël et son cercle ont assurément joué un rôle essentiel. Envisagé sous cet angle, le Château de Coppet, véritable laboratoire d’idées, apparaît comme l’un des hauts lieux de l’interprétation de la Révolution française. C’est ici, dans ces murs, que la Révolution a trouvé certains de ses commentateurs les plus perspicaces. Je vous invite dès lors à voyager dans le temps, à effectuer un saut en arrière d’un peu plus de deux siècles, afin de voir comment Mme de Staël et ses proches – et plus particulièrement son père Jacques Necker et son ami Benjamin Constant – ont perçu, décrit et analysé le tournant décisif de 1789. On ne le sait pas assez : la Révolution française a rarement été observée et décryptée avec autant de lucidité que depuis Coppet.

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Notre histoire commence, comme il se doit, avec le maître des lieux : Jacques Necker. Le père de Mme de Staël a fait l’acquisition de la baronnie de Coppet quelques années avant la Révolution, en 1784. Si le banquier genevois a investi une partie de sa fortune dans l’achat et la réfection de ce château, c’est avant tout pour se ménager un agréable lieu de retraite dans sa région lémanique natale. Disgracié une première fois par Louis XVI en 1781 après avoir dirigé les finances royales pendant cinq ans, Necker a pu mesurer le caractère versatile de la vie politique française, et il a jugé bon de disposer d’un asile helvétique en cas d’orage. Cette précaution s’avère fort utile en septembre 1790, lorsque la radicalisation du mouvement révolutionnaire contraint le ministre à remettre sa démission et à rentrer en Suisse. Ce retour sur les paisibles rives du Léman rassure son épouse Suzanne Necker, laquelle constate, dans son style inimitable, que « c’est un heureux pays que celui où l’on peut voir toute une révolution du fond de son fauteuil. »[5] Installé à Coppet, retiré des affaires publiques, Necker ne reste pas inactif pour autant : année après année, il se livre à un vaste travail de réflexion sur les étapes successives du processus révolutionnaire et consacre plusieurs ouvrages à cette question entre 1791 et 1802[6]. Ce pan significatif de son œuvre est malheureusement tombé dans l’oubli. En effet, si la plupart des amateurs d’histoire savent que Necker a été un important protagoniste de la Révolution française, nombre d’entre eux ignorent en revanche qu’il en a aussi été l’interprète. Célèbre en tant qu’acteur de cette période mouvementée, le ministre de Louis XVI est en revanche méconnu dans son rôle de commentateur des événements qui ont secoué la France à partir de 1789.

Dans son grand livre intitulé De la Révolution française, paru en quatre volumes en 1796[7], le baron de Coppet se propose de retracer l’histoire de la Révolution, dans un récit qui embrasse toute la période qui s’étend des dernières années de l’Ancien Régime à l’instauration du Directoire. Necker s’interroge sur les origines de la Révolution et cherche à déterminer les facteurs qui en expliquent le déclenchement. Le Genevois estime être particulièrement bien placé pour traiter d’un tel sujet ; il considère que la position centrale qui fut la sienne dans l’administration du royaume lui a permis de discerner mieux que quiconque les signes annonciateurs d’un grand changement : « J’ai occupé une grande place dans le gouvernement et auprès du Roi, à peu d’années de distance des États généraux : j’étais, par conséquent, dans une situation où l’on peut découvrir les avant-coureurs d’une révolution, quand il en existe de réels ou de prononcés »[8]. Selon Necker, la Révolution est le résultat de la combinaison de deux facteurs : d’une part, la montée en puissance de l’opinion publique, d’autre part la crise financière de l’État. En ce qui concerne l’avènement de l’opinion publique comme force politique, le père de Mme de Staël reprend de façon synthétique les réflexions qu’il avait consacrées à cette question en 1784 dans l’introduction à son traité De l’administration des finances de la France[9] : il souligne combien le XVIIIe siècle a été marqué par l’autonomie grandissante de la ville par rapport à la cour, et combien le « tribunal » de l’opinion est progressivement devenu indépendant du pouvoir monarchique, au point de constituer une autorité concurrente[10]. Necker précise néanmoins que ce phénomène n’aurait pu suffire à lui seul à mettre le feu aux poudres. Pour cela, il a fallu que cette effervescence intellectuelle aille de pair avec le désordre des finances du royaume, l’inquiétude des créanciers de l’État et les tensions suscitées par les inégalités fiscales. D’après lui, les alarmes causées par la détresse chronique du Trésor royal ont décuplé l’impact des revendications politiques et sociales formulées par les tenants des idées nouvelles. Comparant la fin de l’Ancien Régime à la crise religieuse du début du XVIe siècle, il décèle dans l’une et dans l’autre une rencontre explosive entre deux éléments, qui, de par leur combinaison, ont vu leurs effets se démultiplier : « Ce fut la coïncidence du premier retour des lumières avec les abus excessifs de la Cour de Rome qui décida la réforme au temps de Léon X ; c’est de même une agitation singulière dans les esprits qui, réunie au bouleversement des finances, a consacré l’époque de la Révolution française »[11].

Favorable aux libertés individuelles et partisan d’une évolution des institutions françaises vers un régime représentatif, Necker approuve pleinement la suppression des privilèges fiscaux, l’abolition des droits féodaux et la libre accession de tous les citoyens à tous les emplois. En d’autres termes, il adhère aux principes fondamentaux de 1789. Toutefois, il déplore le fait que l’Assemblée nationale, devenue toute puissante après la Prise de la Bastille, ait dépouillé le roi des attributs nécessaires à son prestige et à sa dignité ; il regrette également que les députés se soient constamment laissés entraîner par l’« esprit de système et d’innovation »[12], au lieu de s’inspirer d’expériences antérieures qui avaient fait leurs preuves, à commencer par le modèle parlementaire anglais, que Necker a toujours considéré comme l’exemple à suivre. Foncièrement pragmatique et hostile à la tentation de la « table rase », le Genevois réprouve le penchant des révolutionnaires français pour l’abstraction et critique la manie de l’Assemblée nationale de vouloir tout détruire afin de goûter à la gloire que procure le fait de tout rebâtir à neuf.

Dans son analyse de la Révolution, Necker opère une distinction entre les erreurs commises par les ordres privilégiés et celles qui sont imputables aux « patriotes ». Il reproche à la Noblesse et au Clergé d’avoir fait preuve d’une attitude intransigeante, bornée et égoïste, qui a ruiné tout espoir de parvenir à un compromis. Il condamne en particulier l’aveuglement des élites traditionnelles face aux profonds changements sociaux, économiques et culturels survenus en France au cours des dernières décennies. Il accuse les représentants des deux premiers ordres de s’être accrochés à leurs prérogatives et à leur grandeur passée, alors qu’ils auraient dû prendre acte de leur perte de puissance et de considération et en tirer lucidement les conséquences qui s’imposaient, en renonçant d’eux-mêmes à certains avantages devenus aussi obsolètes qu’intolérables. La Noblesse et le Clergé n’ont pas su faire à temps les sacrifices que les circonstances exigeaient, et Necker estime, pour cette raison, que leur responsabilité est écrasante : « L’Histoire, quand elle élèvera sa voix librement, demandera compte aux deux premiers Ordres, à la Noblesse surtout, d’une inflexibilité qui a fait passer le sceptre de l’opinion entre les mains du Tiers Etat. […] Elle leur reprochera de n’avoir pas aperçu que le passé ne ressemblait en aucune manière au présent, et que […] la répartition des richesses, la distribution des lumières, enfin le caractère national et l’opinion publique, tout était changé »[13]. Ainsi, d’après Necker, le manque de discernement et la conduite irresponsable des privilégiés ont contribué à précipiter le déclenchement du processus révolutionnaire.

Le baron de Coppet se montre tout aussi sévère à l’endroit des « patriotes ». S’il considère que la Révolution a été causée par des motifs légitimes, il n’en demeure pas moins persuadé qu’elle a ensuite emprunté la mauvaise voie. Necker n’a pas de mots assez durs pour qualifier les égarements du « parti populaire ». Il affirme que l’Assemblée nationale, devenue hégémonique, disposait de tous les atouts permettant l’établissement d’un régime propre à garantir l’ordre, la liberté et la justice, mais qu’au lieu d’œuvrer dans ce but, elle n’a fait qu’abuser de sa suprématie et accumuler les erreurs et les méfaits. Horrifié par les excès de la Terreur, Necker fustige l’action de la Convention nationale, du Comité de salut public et du Tribunal révolutionnaire, autant d’organes omnipotents qui, selon lui, se sont continuellement écartés des principes d’administration raisonnables et ont bafoué les lois les plus élémentaires, afin d’asseoir leur pouvoir absolu en s’appuyant sur trois leviers : « le fanatisme, qui soumet aveuglément les hommes à une seule idée ; la guerre, qui les attire vers un seul intérêt ; la tyrannie, qui les resserre dans une seule émotion en les pénétrant d’épouvante. »[14] Aux yeux du père de Mme de Staël, aucun homme n’incarne cette politique mortifère à un plus haut degré que Robespierre, qu’il dépeint comme un « génie du crime » qui « avait divisé le Monde vivant en deux parts, lui et l’espèce humaine »[15].

En soulignant avec insistance les excès dont se sont rendus coupables aussi bien les privilégiés que les « patriotes », Necker cherche, par ricochet, à montrer que la grande difficulté pour un homme sage et modéré comme lui fut d’être pris en étau entre deux partis arrogants, extrémistes et rétifs à toute conciliation. Au milieu des passions, c’est en vain, dit-il, qu’il a cherché à faire entendre la voix de la raison : « Je fus et je suis encore un exemple remarquable des persécutions auxquelles un esprit de tempérance expose les hommes publics, dans les temps de trouble et d’agitation »[16]. On retrouve ici la tendance à l’apologie personnelle et à l’auto-justification qui caractérise les ouvrages tardifs de l’ancien ministre ; cependant, au-delà du plaidoyer pro domo, ces livres sont porteurs d’une véritable interprétation de la Révolution : l’analyse neckerienne des événements qui ont secoué la France se distingue d’emblée par une volonté de séparer le bon grain de l’ivraie, en dissociant la « bonne » Révolution – celle de 1789, engendrée par une réaction salutaire contre les abus de l’Ancien Régime – et la « mauvaise » Révolution – celle de l’an II, marquée par la démagogie, l’arbitraire et la dérive sanguinaire. En récusant à la fois la lecture contre-révolutionnaire (qui rejette dans sa totalité l’expérience politique et sociale issue de 1789) et la lecture jacobine (qui justifie l’ensemble du processus, y compris sa phase la plus radicale), Necker se distancie des deux extrêmes et inaugure par là même une voie médiane : c’est ce chemin interprétatif, tracé depuis Coppet, que vont emprunter Mme de Staël et Benjamin Constant.

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Lorsque la Révolution éclate en 1789, Germaine de Staël est agée de 23 ans. En tant que fille du ministre le plus influent et le plus populaire du royaume, elle est amenée à vivre ce moment décisif de l’histoire en étant placée au cœur même de la tempête : aux côtés de l’homme fort du gouvernement de Louis XVI, elle bénéficie d’un observatoire unique pour assister en direct aux épisodes les plus marquants de cette « année sans pareille » : de l’ouverture des États généraux aux Journées d’octobre, la jeune baronne est à chaque fois située aux premières loges. Cette position très particulière en fait un témoin privilégié de ces événements majeurs dont elle se fera par la suite l’interprète.

Acquise aux idées progressistes des Lumières – idées dont le salon de sa mère Suzanne Necker a été l’une des plus brillantes caisses de résonnance – Mme de Staël accueille avec enthousiasme la première phase de la Révolution, ainsi qu’en témoigne sa correspondance[17]. C’est durant cette phase initiale que l’idée qui lui tient le plus à cœur – celle de liberté – s’impose en France et s’ancre dans les institutions : liberté de la presse, liberté des cultes, suppression des droits féodaux et des distinctions héréditaires, égalité devant la loi et devant l’impôt… autant d’avancées considérables réalisées en l’espace de quelques mois seulement.

Bien plus tard, lorsqu’elle rédigera ses Considérations sur la Révolution française qui paraîtront de façon posthume en 1818, Mme de Staël reviendra longuement sur l’exaltation que lui inspirèrent les débuts prometteurs de la Révolution, perçus comme l’aube d’une ère nouvelle : « Ceux qui ont vécu dans ce temps ne sauraient s’empêcher d’avouer qu’on n’a jamais vu ni tant de vie ni tant d’esprit nulle part »[18] ; « on respirait plus librement, il y avait plus d’air dans la poitrine, et l’espoir indéfini d’un bonheur sans entraves s’était emparé de la nation dans sa force, comme il s’empare des hommes dans leur jeunesse »[19]. La fille de Necker restera marquée à jamais par ce moment fondateur au cours duquel une nation tout entière s’est affranchie des vieux préjugés au nom de la raison : elle gardera toujours en mémoire le souvenir de ce spectacle saisissant, celui d’un pays qui se « délivre de la triple chaîne d’une église intolérante, d’une noblesse féodale, et d’une autorité royale sans limites. »[20]

Jusqu’à la fin de sa vie (elle est morte un 14 juillet !), Mme de Staël restera convaincue que la Révolution « libérale » de 1789 – celle des Droits de l’Homme, de l’abolition des privilèges et de l’avènement du gouvernement représentatif – était indispensable et devait nécessairement advenir. Face aux théoriciens ultraréactionnaires qui envisagent la Révolution comme un accident ayant tragiquement fait dévier le cours naturel de l’histoire[21], Mme de Staël soutient fermement l’idée selon laquelle la rupture de 1789 constitue l’aboutissement logique d’un processus de longue durée, dans la mesure où cette rupture sanctionne les abus de l’Ancien Régime et résulte d’un décalage devenu intenable entre, d’une part, un système traditionaliste fondé sur une monarchie absolue de droit divin et une conception organiciste et hiérarchisée de la société, et, d’autre part, la diffusion accrue des Lumières, l’essor d’une opinion publique de plus en plus politisée et l’aspiration grandissante du Tiers État à la liberté et aux droits individuels. Faute d’avoir su se régénérer en entreprenant à temps les réformes nécessaires qui auraient permis de prévenir les débordements, faute d’avoir su satisfaire ce besoin légitime de liberté avant qu’il ne soit assouvi au moyen d’un recours à la force, la monarchie bourbonienne et les ordres privilégiés ont rendu la rupture inéluctable.

C’est la thèse avancée par Mme de Staël dès le paragraphe inaugural des Considérations : « La révolution de France est une des grandes époques de l’ordre social. Ceux qui la considèrent comme un événement accidentel, n’ont porté leurs regards ni dans le passé, ni dans l’avenir. Ils ont pris les acteurs pour la pièce ; et, afin de satisfaire leurs passions, ils ont attribué aux hommes du moment ce que les siècles avaient préparé. Il suffisait cependant de jeter un coup d’œil sur les principales crises de l’histoire, pour se convaincre qu’elles ont été toutes inévitables, quand elles se rattachaient de quelque manière au développement des idées ; et qu’après une lutte et des malheurs plus ou moins prolongés, le triomphe des lumières a toujours été favorable à la grandeur et à l’amélioration de l’espèce humaine. »[22]

On repère ici une notion capitale dans la philosophie de l’histoire développée par le Groupe de Coppet, à savoir le principe selon lequel les révolutions surviennent lorsque le décalage entre les idées progressistes et les institutions en place devient trop important : si cet écart n’est pas comblé, si le pouvoir ne s’efforce pas de rétablir l’équilibre en procédant aux réformes réclamées par l’opinion publique, si les formes de gouvernement sont en retard sur les Lumières au point de paraître anachroniques, alors la fracture est inévitable. D’après Mme de Staël, la société française de la seconde moitié du XVIIIe siècle était parvenue à un stade de son évolution qui la rendait incompatible avec l’absolutisme ; c’était dorénavant vers le système représentatif, apte à garantir les libertés fondamentales de l’individu, que tendait irrésistiblement la nation. À défaut d’avoir été volontairement opérée par le roi et les élites traditionnelles, la transition naturelle vers le régime parlementaire a dû être arrachée par la force. Envisagé ainsi, le tournant de 1789 apparaît comme un phénomène aussi légitime que nécessaire.

Toutefois, dans la vision staëlienne de la Révolution française, seule la première phase de cette Révolution revêt un caractère positif et incontournable. En effet, si la baronne exalte les bienfaits de la Révolution des Droits de l’Homme, qu’elle considère comme un progrès irréversible dans la marche de l’esprit humain, elle estime en revanche que la phase ultérieure, qui correspond à la Terreur, s’est révélée profondément néfaste et ne répondait à aucune nécessité. Pour la baronne, les excès de 1793 ne constituent certainement pas l’aboutissement normal du processus enclenché quatre ans plus tôt : bien au contraire, elle perçoit le régime de l’an II, qu’elle assimile au « fanatisme politique »[23], comme une véritable trahison de l’esprit de 1789. Elle oppose ainsi diamétralement la période glorieuse de la Révolution naissante à l’âge funeste de la Terreur, qu’elle compare à une descente aux enfers[24] et dépeint comme « l’époque la plus horrible » de l’histoire de France[25]. De La Fayette à Robespierre, le cheminement s’apparente à une dérive : le rêve initial s’est transformé en cauchemar.

Selon Mme de Staël, la cause de la liberté, qui a sous-tendu la dynamique révolutionnaire de 1789, a ensuite été pervertie et détournée par le régime politique de 1793, lequel, sous couvert d’incarner la volonté générale et les intérêts du peuple, a en réalité concentré tous les pouvoirs entre ses mains et imposé sa domination de manière encore plus tyrannique que la monarchie absolue : « Le parti jacobin voulait exercer le despotisme. […] Jamais une autorité plus forte n’a régné sur la France ; mais c’était une bizarre sorte de pouvoir : dérivant du fanatisme populaire, il inspirait l’épouvante à ceux mêmes qui commandaient en son nom ; car ils craignaient toujours d’être proscrits à leur tour par des hommes qui iraient plus loin qu’eux encore dans l’audace de la persécution. […] La disette des subsistances, l’abondance des assignats, et l’enthousiasme excité par la guerre furent les trois grands ressorts dont le comité de salut public se servit, pour animer et dominer le peuple tout ensemble. Il l’effrayait, ou le payait, ou le faisait marcher aux frontières, selon qu’il lui convenait de s’en servir. […] On ne peut savoir si ces douze membres du comité de salut public avaient dans leur tête l’idée d’un gouvernement quelconque. Si l’on en excepte la conduite de la guerre, la direction des affaires n’était qu’un mélange de grossierté et de férocité, dans lequel on ne peut découvrir aucun plan, hors celui de faire massacrer la moitié de la nation par l’autre. Car il était si facile d’être considéré par les jacobins comme faisant partie de l’aristocratie proscrite, que la moitié des habitants de la France encourait le soupçon qui suffisait pour conduire à la mort. »[26] Dans ce réquisitoire sans concession, Mme de Staël souligne à quel point la Terreur constitue à ses yeux l’antithèse de 1789 : alors que la Révolution a été menée en réaction contre l’arbitraire de l’Ancien Régime, le gouvernement de l’an II a trahi ce projet émancipateur en soumettant la nation à une autre forme d’arbitraire, d’autant plus perfide qu’elle asservit le peuple en prétendant agir en son nom ; rien de plus dangereux que cette dictature sanguinaire drapée dans sa vertu et ses bonnes intentions. Pour la fille de Necker, il convient dès lors d’opérer une distinction radicale entre l’héritage de 1789, qu’il importe de sauvegarder à tout prix, et l’expérience désastreuse de 1793, qu’il ne faut répéter sous aucun prétexte. Le même diagnostic apparaît avec tout autant d’acuité et de vigueur sous la plume de Benjamin Constant, auquel nous allons consacrer le troisième volet de cette présentation.

 

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La Révolution française occupe une place essentielle dans la réflexion politique de Benjamin Constant et constitue une référence incontournable dans bon nombre de ses écrits. Cependant, il importe de souligner d’emblée deux éléments qui, dans ce registre, distinguent Constant de Necker et Mme de Staël : 1° tout d’abord, on peut observer que contrairement au baron de Coppet et à sa fille, Constant n’a jamais publié un grand ouvrage d’ensemble sur la Révolution ; on ne trouve pas dans son œuvre – pourtant immense – l’équivalent du De la Révolution française de Necker ou des Considérations sur la Révolution française de Mme de Staël. L’interprétation constantienne de la Révolution est disséminée en une multitude de fragments, qui se présentent sous des formes diverses : articles de journaux, discours, chapitres thématiques au sein de traités politiques de portée générale, ou encore brochures de circonstance, dont l’une des plus importantes est le remarquable Des effets de la Terreur sur lequel nous allons nous concentrer dans un instant. 2° Le second élément qu’il convient de mettre en évidence se situe sur le plan du « vécu » révolutionnaire : à la différence de Necker et de Mme de Staël, Constant n’a pas assisté en direct aux grands événements de l’année 1789. C’est bien loin de la scène parisienne, en Allemagne, à la cour de Brunswick, que le Vaudois a perçu à distance les échos du bouleversement majeur qui ébranlait la France.

Benjamin Constant est âgé de 20 ans lorsqu’il arrive à Brunswick en mars 1788, pour y occuper, auprès du duc Charles-Guillaume-Ferdinand, la fonction de Gentilhomme de la Chambre (Kammerjunker). Le jeune homme est rapidement déçu par son nouvel emploi. La petite cour du duché lui apparaît comme un environnement terne et ennuyeux, et les responsabilités protocolaires qu’il doit y assumer lui semblent aussi insipides que répétitives. Il ne tarde pas à faire part de son amertume dans les lettres qu’il adresse à sa confidente privilégiée : Isabelle de Charrière. Trois mois après son entrée en service, il brosse un portrait grinçant et désabusé de sa situation à la cour : « Médire un peu, bailler beaucoup, se faire par-ci par-là des ennemis, s’attacher par-ci par-là quelques jeunes filles, se voir faner dans l’indolence et l’obscurité, […] Kammerjunker, quelle occupation. »[27]

C’est dans cette disposition d’esprit morose que se trouve Constant lorsqu’éclate la Révolution française. Néanmoins, en dépit de la langueur qui l’accable, Benjamin se tient informé de l’actualité parisienne, dont les faits marquants lui parviennent en Allemagne par le biais des gazettes[28]. Il suit les événements avec une attention croissante et commence à exprimer son opinion à ce sujet. Dans une lettre adressée en août 1790 à son oncle Salomon de Charrière de Sévery, il ne cache pas que ses sympathies personnelles penchent clairement du côté de la Révolution, qu’il perçoit comme une nouvelle ère. C’est ouvertement qu’il se félicite de la suppression des privilèges inhérents à l’Ancien Régime, même s’il déplore la violence de certains débordements : « Je suis fâché des excès où se porte le peuple après avoir secoué le joug : mais je le serais plus si ce joug n’était pas secoué. J’ignore si l’égalité universelle est une chimère, mais je sais que l’inégalité aristocratique est la plus affreuse des réalités. »[29] La conscience politique de Constant s’aiguise : en décembre 1790, il s’attèle à la réfutation des Réflexions sur la Révolution de France qu’Edmund Burke a publiées à Londres un mois plus tôt et qui ont un retentissement considérable dans toute l’Europe, y compris à la cour de Brunswick[30]. Excédé par les thèses conservatrices de l’écrivain anglais, il fait part de ses intentions à Isabelle de Charrière : « Je m’occupe à présent à lire et à réfuter le livre de Burke […]. Il y a autant d’absurdités que de lignes dans ce fameux livre, aussi a-t-il un plein succès dans toutes les sociétés anglaises et allemandes. Il défend la noblesse, et l’exclusion des sectaires et l’établissement d’une religion dominante, et autres choses de cette nature. J’ai déjà beaucoup écrit sur cette apologie des abus. »[31] Finalement, ce projet de réfutation de Burke n’aboutit pas, mais le travail analytique de Constant sur la Révolution française est amorcé. Il n’est d’ailleurs pas anodin de relever que cette première tentative a été motivée par la volonté de combattre les idées d’un autre (en l’occurrence la doctrine burkéenne), comme si Benjamin avait besoin d’invalider les thèses d’un adversaire pour échafauder sa propre interprétation.

Le Vaudois adhère pleinement aux idéaux de 1789, et cette inclination révolutionnaire qu’il affiche à Brunswick lui attire de nombreuses inimitiés dans l’entourage du duc. Toutefois, les espoirs que le jeune homme a placés dans les nouvelles institutions françaises vont être déçus : la modération qu’il attendait de la part des députés n’est assurément pas à l’ordre du jour. Les débuts de la Terreur ne vont évidemment pas arranger les choses : Constant réprouve les exactions, la justice expéditive et les mesures arbitraires ; mais bien que fortement ébranlé par la radicalisation brutale du mouvement révolutionnaire, il reste fidèle à ses principes et tient à faire la part des choses : le déferlement de violence, aussi condamnable soit-il, n’invalide pas à ses yeux le bien-fondé de la rupture politique et sociale de 1789. Loin de céder à une quelconque nostalgie de l’Ancien Régime, il rejette la tentation réactionnaire et récuse avec véhémence les théories des partisans d’un retour à l’ancienne France. S’écartant résolument des extrémistes des deux bords, il se pose en tenant du juste milieu[32].

En 1794, après la chute de Robespierre, il s’identifie à la tendance républicaine modérée incarnée par Jean-Lambert Tallien, lequel s’est imposé comme l’un des chefs de file de la réaction thermidorienne et donc comme un adversaire du mouvement jacobin : « La politique française s’adoucit d’une manière étonnante », observe Constant dans une lettre à Isabelle de Charrière ; « je suis devenu tout à fait Tallieniste, et c’est avec plaisir que je vois le parti modéré prendre un ascendant décidé sur les Jacobins. […] Je sens que je me modérantise. »[33]

Le 18 septembre 1794, à Lausanne, Constant fait la connaissance de Germaine de Staël. Ayant définitivement quitté Brunswick, il est désœuvré et s’interroge sur son avenir. C’est alors qu’il va lier sa destinée à celle de la fille de Necker ; la vivacité d’esprit de cette femme de vingt-huit ans le subjugue et il s’en éprend passionnément. Leurs convictions politiques sont analogues et leur désir d’influer sur le cours des choses les rapproche : aux côtés de Germaine, Benjamin souhaite devenir un homme d’action et concourir à sa manière à la stabilisation des acquis de 1789. Il s’agit de terminer la Révolution en instaurant un régime républicain fondé sur la synthèse entre l’ordre et la liberté, c’est-à-dire parvenir à concilier les impératifs d’une autorité solide et la garantie des droits individuels. Le besoin d’action anime aussi bien Benjamin que Germaine, et Paris exerce de ce fait une puissante attraction sur ce couple désireux de mettre ses idées en pratique ; dès lors, quand ils arrivent ensemble dans la capitale française le 25 mai 1795, c’est avec la ferme volonté d’agir.

Constant fait rapidement connaître ses opinions et ne rechigne pas à descendre dans l’arène pour se mêler au combat, lorsque les circonstances l’exigent ; n’étant dépourvu ni de hardiesse ni de mordant, il n’a pas peur de prendre des coups et ne se prive pas d’en donner. Cependant, pour Benjamin, le fait d’intervenir dans des polémiques ne constitue pas une fin en soi : s’il fait entendre sa voix dans ces querelles, c’est dans le but d’énoncer des principes généraux dont la portée va bien au-delà des règlements de comptes personnels. Dans ce contexte de la seconde moitié des années 1790, l’un des textes-clé de Constant est la brochure Des effets de la Terreur, qu’il publie sous le Directoire, au début de l’été 1797[34].

Des effets de la Terreur s’inscrit dans le cadre d’une controverse opposant Constant au jeune et talentueux publiciste Adrien de Lezay-Marnésia (1769-1814)[35]. En avril 1797, Lezay fait paraître un ouvrage intitulé Des causes de la Révolution et de ses résultats[36]. Issu de la noblesse franc-comtoise, Lezay est un modéré qui n’appartient en aucune façon à la mouvance jacobine ; et pourtant, dans Des causes de la Révolution et de ses résultats, il justifie le recours à la Terreur. Il affirme en effet que seuls des moyens extrêmes pouvaient permettre à la République française de vaincre la double menace que les ennemis de l’intérieur (insurgés vendéens, traîtres, conspirateurs) et de l’extérieur (armées étrangères coalisées) faisaient peser sur elle. Selon lui, la dérive terroriste fut un mal nécessaire à la sauvegarde de la patrie.

Inquiet et contrarié de voir un écrivain modéré procéder de la sorte à une justification de la Terreur, Constant s’emploie aussitôt à réfuter les arguments de Lezay. Dès la mi-mai, la presse annonce que la réplique de Constant est imminente. Cette riposte cinglante a pour titre : Des effets de la Terreur. Modèle de concision, cet opuscule parvient à développer un grand nombre d’idées en moins de 50 pages. En matière de densité argumentative, on n’avait guère fait mieux avant ; on n’a guère fait mieux depuis.

Le but poursuivi par Constant dans Des effets de la Terreur est affiché dès les premières lignes du texte : « Je veux réfuter […], si je le puis, une doctrine qui commence à se répandre : doctrine que je crois fausse en elle-même, et dangereuse dans ses conséquences, mais que l’on semble vouloir réduire en système »[37]. Il explique que la dernière brochure de Lezay, Des causes de la Révolution et de ses résultats, peut être considérée comme un parfait « abrégé » de cette doctrine contre laquelle il s’inscrit en faux. Il propose alors à ses lecteurs une sélection de courtes citations puisées dans le texte de Lezay, et résume ensuite la thèse générale que cette succession d’extraits est censée véhiculer : « Les chap. III et IV [d’où sont tirées les citations] représentent la terreur comme inséparable de toutes les révolutions de ce genre, comme nécessaire à leur durée, comme indispensable à leur succès. […] C’est cette théorie que j’ai entrepris de réfuter. »[38] Constant reconnaît à son adversaire des qualités stylistiques et intellectuelles indéniables, mais regrette qu’il ait mis son brio et sa force de persuasion au service d’une mauvaise cause. Le Vaudois ne doute pas de la droiture et de la sincérité de Lezay, et ne prête pas d’intentions malveillantes à ce dernier ; cependant, il estime qu’en ce qui concerne la Terreur, cet écrivain au demeurant louable se fourvoie dangereusement, puisque sa justification d’un recours possible à l’arbitraire en fonction des circonstances ouvre de fait la porte à tous les excès, dans la mesure où un tel système est susceptible d’excuser par avance tout abus de pouvoir qui serait commis en vertu d’une situation jugée exceptionnelle. Or, ce que veut souligner Constant, c’est que l’arbitraire ne doit en aucun cas être envisagé comme une solution acceptable, quel que soit le contexte : « Il ne faut jamais supposer que, dans aucune circonstance, une puissance illimitée puisse être admissible, et dans la réalité, jamais elle n’est nécessaire. »[39] On reconnaît ici une idée centrale du libéralisme constantien. C’est l’une des premières fois que Benjamin expose ce principe essentiel – celui de la limitation du pouvoir – qui occupera une place prépondérante dans sa pensée politique : « La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. […] Lorsque cette autorité s’étend sur des objets hors de sa sphère, elle devient illégitime », écrira-t-il dans ses Principes de politique de 1806[40].

Constant a parfaitement compris que pour combattre efficacement la justification de la Terreur, il faut frapper celle-ci en plein cœur, en niant à ce déferlement de violence tout caractère inéluctable et en lui contestant toute forme d’utilité. La rhétorique de l’indignation ne saurait être d’aucun secours : il serait vain d’énumérer les crimes, les vexations et les injustices en tous genres qui ont souillé les années 1793-1794, car ceux qui légitiment la Terreur auraient alors beau jeu de répondre qu’eux aussi déplorent ces exactions, mais que celles-ci étaient un mal nécessaire pour atteindre l’objectif prioritaire, à savoir la sauvegarde de la nation en danger. Dès lors, Constant réalise que c’est sur le terrain de la nécessité historique qu’il faut attaquer la Terreur ; c’est là, et nulle part ailleurs, qu’il convient de mener l’offensive. En retirant à la Terreur sa « fonctionnalité »[41], on mine les fondements mêmes du système qui la légitime : privée de son utilité, dépouillée de son inéluctabilité, la Terreur n’apparaît plus comme un mal nécessaire, mais comme un mal tout court, et elle devient du même coup injustifiable. Opérant un renversement complet de l’argumentation de son adversaire, Constant affirme que ce n’est pas grâce à la Terreur, mais en dépit de celle-ci, que les dangers qui menaçaient la République française ont été repoussés : « Je me propose de prouver que la terreur n’a pas été nécessaire au salut de la république, que la république a été sauvée malgré la terreur, que la terreur a créé la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement, que ceux qu’elle n’a pas créés auraient été surmontés d’une manière plus facile et plus durable par un régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n’a fait que du mal, et que c’est elle qui a légué à la république actuelle tous les dangers qui, aujourd’hui encore, la menacent de toutes parts. »[42] Benjamin révèle ici sa grande dextérité argumentative et laisse entrevoir son redoutable talent de polémiste, qui fera tant de ravages par la suite.

Bien entendu, il ne suffit pas d’affirmer que « la république a été sauvée malgré la terreur » ; encore faut-il le démontrer. C’est ce que Constant s’efforce de faire, en introduisant une distinction inédite et féconde entre ce qui, dans le régime de 1793, relève d’une dynamique proprement terroriste, et ce qui s’apparente à des procédés inséparables de toute action gouvernementale : « On confond la terreur avec toutes les mesures qui ont existé à côté de la terreur. On ne considère pas que, dans les gouvernements les plus tyranniques, il y a une partie légale, répressive et coercitive, qui leur est commune avec les gouvernements les plus équitables, par une raison bien simple ; c’est que cette partie est la base de l’existence de tout gouvernement. Ainsi, l’on dit que ce fut la terreur qui fit marcher aux frontières, que ce fut la terreur qui rétablit la discipline dans les armées, qui frappa d’épouvante les conspirateurs, qui abattit toutes les factions. Aucune de ces assertions n’est exacte. Les hommes qui opérèrent toutes ces choses, étaient en effet les mêmes hommes qui disposaient de la terreur : mais ce ne fut pas par la terreur qu’ils les opérèrent. Il y eut, dans l’exercice de leur autorité, deux parties, la partie gouvernante, et la partie atroce, ou la terreur. C’est à l’une qu’il faut attribuer leurs succès, à l’autre, leurs dévastations et leurs crimes. […] Séparons donc, dans l’histoire de l’époque révolutionnaire, ce qui appartint au gouvernement de ce qui appartint à la terreur, et les droits du gouvernement, des forfaits de la terreur. »[43] Cette habile distinction permet à Constant de soutenir que le pouvoir en place avait les moyens de sauver la République en s’appuyant sur la seule panoplie des instruments légaux qui étaient à sa disposition ; il n’était par conséquent aucunement nécessaire de recourir à des mesures exceptionnelles et arbitraires dont on aurait pu faire l’économie. Pour vaincre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, l’action terroriste ne fut donc pas décisive, mais superflue, puisque l’autorité possédait, dans la sphère de ses attributions légitimes, les ressources suffisantes pour triompher.

Sous la plume de Constant, la Terreur n’apparaît plus comme un rempart contre les menaces, mais au contraire comme un système perfide qui, au lieu de conjurer les périls, les multiplie dans le but de justifier sa politique répressive. Ainsi envisagée, la Terreur n’est pas une solution face aux difficultés, mais la cause même de ces difficultés qu’elle prétend ensuite vouloir résoudre. Dans un tel système, le salut de la patrie devient l’alibi suprême qu’on invoque perpétuellement pour excuser les crimes et la violation des lois. Aboutissant au même constat que son ami Benjamin, Mme de Staël s’exclamera : « Malheur à un pays que l’on sauve tous les jours ! »[44]

Dans Des effets de la Terreur, Constant rejette donc catégoriquement l’idée selon laquelle le recours à la violence institutionnalisée et à la justice expéditive a été un instrument indispensable au succès de la Révolution. S’il tient tant à combattre la thèse défendue par Lezay, ce n’est pas seulement parce qu’il en conteste la validité ; c’est aussi parce qu’il sait bien qu’en soutenant une pareille thèse, les modérés risquent fort de faire le jeu des royalistes réactionnaires, lesquels répètent à l’envi que la Terreur est l’aboutissement inévitable de toute révolution, d’où il résulte que c’est l’héritage révolutionnaire dans son ensemble qu’il faut condamner et rejeter (y compris les acquis de 1789, puisque les excès de 1793-1794 sont censés en être la funeste conséquence). Conscient du danger que représente une assimilation de la dérive terroriste à l’œuvre révolutionnaire tout entière, Constant exhorte les modérés – tels que Lezay – à rejoindre le camp des républicains fidèles au gouvernement et à se garder à l’avenir de tenir des discours susceptibles d’être instrumentalisés par les extrémistes, que ceux-ci soient ultraroyalistes ou néo-jacobins.

La controverse entre Constant et Lezay est révélatrice du débat thermidorien sur la Révolution en général et la Terreur en particulier. Cette polémique témoigne du climat intellectuel propre à la période du Directoire, laquelle est le lieu d’une intense réflexion à chaud sur les événements inouïs dont la France a été le théâtre au cours des années précédentes. Comme le relève Bronislaw Baczko, « Thermidor, c’est le moment clé où la Révolution doit porter le poids de son passé »[45]. Il serait pourtant réducteur de ne considérer Des effets de la Terreur que sous le seul angle des liens entre cette brochure et le contexte thermidorien. Certes, ce texte de jeunesse est un écrit de circonstance dont le message et la tonalité doivent beaucoup aux querelles du moment et à la posture adoptée par Constant dans une conjoncture politique bien spécifique. Toutefois, cette brochure de combat possède aussi une dimension qui dépasse largement le contexte du Directoire, tant il est vrai que cet ouvrage est porteur de principes essentiels qui resteront valables pour les périodes ultérieures et auxquels Constant demeurera fidèle jusqu’à la fin de sa vie.

On peut d’ailleurs relever à ce propos qu’en 1829, une trentaine d’années après la controverse qui l’a opposé à Lezay, Constant jugera utile de rééditer Des effets de la Terreur dans ses Mélanges de littérature et de politique[46], le célèbre recueil paru un an avant sa mort et souvent considéré comme son testament intellectuel. Si Constant décide de republier ce texte dans les Mélanges, c’est pour s’élever contre les historiens François-Auguste Mignet (1796-1884) et Adolphe Thiers (1797-1877), dont les ouvrages à succès sur la Révolution française parus entre 1823 et 1827[47] ont accrédité auprès du public une nouvelle vulgate qui tend à considérer la Révolution comme un « bloc », comme une entité indivisible qu’il faut assumer dans sa globalité, sans exclure l’épisode terroriste. Certes, Mignet et Thiers se gardent bien de faire l’apologie de la surenchère sanglante de 1793, mais ils ne condamnent pas pour autant la Terreur. Ils estiment en effet que la politique violente de l’an II a été imposée par des circonstances exceptionnelles et qu’elle était la seule réaction adaptée à l’ampleur de la menace intérieure et extérieure. La Terreur fait dès lors figure de remède brutal mais inévitable, faute d’alternative. C’est précisément ce que Constant ne peut pas admettre : « Justifier le régime de 1793, peindre des forfaits et du délire comme une nécessité qui pèse sur les peuples, toutes les fois qu’ils essaient d’être libres, c’est nuire à une cause sacrée », affirme-t-il dans le post-scriptum qui accompagne la réédition de son texte dans les Mélanges[48].

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En opposant aussi catégoriquement le « régime de 1793 » et la « cause sacrée » de la liberté, Constant rejoint les analyses formulées par Necker et Mme de Staël : tous trois récusent en effet avec force l’idée d’un lien consubstantiel entre Terreur et Révolution. Tout l’effort interprétatif du Groupe de Coppet s’articule autour de cette dissociation fondamentale, laquelle sera ensuite riche d’une longue postérité. La voie médiane tracée depuis Coppet s’écarte délibérément des deux extrêmes et constitue de ce fait un double antidote contre les lectures totalisantes des jacobins et des contre-révolutionnaires.

L’interprétation coppétienne de la Terreur a marqué une étape significative dans l’historiographie de la Révolution. Les écrits de Necker, Mme de Staël et Benjamin Constant ont inauguré une nouvelle façon d’appréhender la question : tout d’abord en niant à la Terreur son utilité et son efficacité dans la sauvegarde de la patrie (thème qui sera repris par Edgar Quinet dans les années 1860[49]) ; ensuite, en dissociant radicalement le couple Révolution/Terreur. En présentant la phase terroriste comme étrangère à l’esprit initial de la Révolution, comme extérieure à son essence, les membres du Groupe de Coppet ont introduit l’idée que 1793 est la négation de 1789, et non pas son prolongement logique. Ainsi, la Terreur n’apparaît plus comme un passage obligé, mais comme une déviation, comme un accident dans le déroulement du processus révolutionnaire. On reconnaît ici sans peine la théorie du « dérapage », qui rencontrera le succès que l’on sait à partir de la publication, au milieu des années 1960, du livre de François Furet et Denis Richet sur la Révolution[50]. L’interprétation coppétienne préfigure donc, d’une certaine manière, les analyses développées par l’« école critique » de François Furet et Mona Ozouf, lesquelles prévaudront au moment du Bicentenaire. D’ailleurs, Mona Ozouf a explicitement reconnu, et même revendiqué, cette filiation entre la conception de la Terreur selon Constant et Mme de Staël et la définition de la Terreur donnée par le Dictionnaire critique de la Révolution française qu’elle a dirigé avec François Furet[51]. À près de deux siècles d’intervalle, les deux démarches interprétatives se rejoignent dans une même volonté de ne pas envisager la Révolution comme un bloc homogène et unitaire, mais comme un phénomène multiple, composé d’éléments hétéroclites et parfois contradictoires : « Distinguer, séparer sont des mots qui scandent les écrits de Staël et Constant, allergiques à la pente spontanément englobante de la croyance humaine, et soucieux de faire l’éloge de l’esprit critique, qui toujours disjoint. »[52] Mona Ozouf rappelle que face à « l’émotion globalisante de la commémoration », il existe une approche différente, qui consiste à trier et évaluer, c’est-à-dire à exercer un droit d’inventaire ; en d’autres termes, résume l’historienne, il faut choisir d’aimer la Révolution française ou de la comprendre[53]. À l’instar de Mignet et Thiers, bon nombre d’auteurs ont fait le choix d’aimer la Révolution ; le Groupe de Coppet, lui, a préféré la comprendre.

 

 

[1] C’est le titre que l’hebdomadaire Le Point a placé à la une de son édition du 18 avril 2013.

[2] Cité dans Sophie Wahnich, « La Révolution française ? Impressions de trésor perdu », in Id. (dir.), Histoire d’un trésor perdu : transmettre la Révolution française, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013, p. 37.

[3] Voir le dossier « Le retour des révolutions » coordonné par Guillaume Mazeau et Jeanne Moisand, sur le site La vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/Le-retour-des-revolutions.html

[4] Voir Martial Poirson (dir.), La Révolution française et le monde d’aujourd’hui : mythologies contemporaines, Paris, Garnier, 2014. On se reportera également au débat-bilan « La Révolution française dans l’espace médiatique » (propos recueillis par Annie Duprat), Annales historiques de la Révolution française, n° 376, avril-juin 2014, p. 135-161.

[5] Lettre de Suzanne Necker à Jean-Baptiste Suard du 16 mai 1791, citée par Catriona Seth, « Madame Necker, une vie au service des autres », Cahiers Staëliens, n° 57, 2006, p. 181.

[6] Sur l’administration de M. Necker par lui-même (1791) ; Du pouvoir exécutif dans les grands Etats (1792) ; De la Révolution française (1796) ; Dernières vues de politique et de finances (1802).

[7] Jacques Necker, De la Révolution française, Paris, Drisonnier, 1796, 4 vol.

[8] Ibid., t. I, p. 6.

[9] J. Necker, De l’administration des finances de la France, Lausanne, J.-P. Heubach, 1784, 3 vol.

[10] Voir notre ouvrage Necker et l’opinion publique, Paris, H. Champion, 2004.

[11] J. Necker, De la Révolution française, op. cit., t. I, p. 13.

[12] Ibid., t. II, p. 92.

[13] Ibid., t. II, p. 36.

[14] Ibid., t. II, p. 301. Nous soulignons.

[15] Ibid., t. II, p. 311.

[16] Ibid., t. II, p. 136.

[17] Mme de Staël, Correspondance générale, t. I, 2e partie : septembre 1788-décembre 1791, Béatrice W. Jasinski (éd.), Paris, J.-J. Pauvert, 1962.

[18] Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, J. Godechot (éd.), Paris, Tallandier, 1983, p. 229.

[19] Ibid., p. 226.

[20] Ibid., p. 187.

[21] Voir Gérard Gengembre, La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, Paris, Imago, 1989.

[22] Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 63.

[23] Ibid., p. 301.

[24] Ibid., p. 303.

[25] Ibid., p. 307.

[26] Ibid., p. 305-306.

[27] Lettre de Benjamin Constant à Isabelle de Charrière du 9 juin 1788, Œuvres Complètes de Benjamin Constant (désormais OCBC), série Correspondance générale, t. I, Tübingen, Niemeyer, 1993, p. 167-168.

[28] À Brunswick, Constant fréquente le « Grosse Club », un cercle à la fois mondain et érudit disposant d’un cabinet de lecture où les habitués des lieux ont accès à de nombreux journaux, notamment français. Voir Kurt Kloocke, « Benjamin Constant et l’Allemagne. Individualité – Religion – Politique », Annales Benjamin Constant, n° 27, 2003, p. 134.

[29] Lettre de B. Constant à Salomon de Charrière de Sévery du 13 août 1790, OCBC, Correspondance, t. I, p. 260.

[30] Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France, London, J. Dodsley, 1790. La traduction française paraît l’année même à Paris.

[31] Lettre de B. Constant à I. de Charrière du 10 décembre 1790, OCBC, Correspondance, t. I, p. 271-272.

[32] Sur la modération constantienne, on consultera la récente étude d’Aurelian Craiutu, A Virtue for Courageous Minds : Moderation in French Political Thought (1748-1830), Princeton / Oxford, Princeton University Press, 2012, p. 198-237.

[33] Lettre de B. Constant à I. de Charrière du 14 octobre 1794, OCBC, Correspondance, t. II, p. 470.

[34] B. Constant, Des effets de la Terreur, [s.l.], [s.n.], an V (1797), in-8°, 44 p. (BnF Lb42 353).

[35] Sur cette controverse, voir Mauro Barberis, « Introduzione », in Adrien de Lezay-Marnésia & Benjamin Constant, Ordine e libertà, Torino, La Rosa, 1995, p. VII-XXVIII, et François Furet, « Une polémique thermidorienne sur la Terreur. Autour de Benjamin Constant », Passé Présent, n° 2, 1983, p. 44-55 (article largement repris dans François Furet, « La Terreur sous le Directoire », in François Furet et Mona Ozouf (dir.), The Transformation of Political Culture (1789-1848), Oxford, Pergamon Press, 1989, p. 173-186).

[36] Adrien de Lezay-Marnésia, Des causes de la Révolution et de ses résultats, Paris, De l’Imprimerie du Journal d’Économie publique, an V (1797), in-8°, VIII-74 p. (BnF La32 47).

[37] B. Constant, Des effets de la Terreur, OCBC, Œuvres, t. I, p. 515.

[38] Ibid., p. 517.

[39] Ibid., p. 519.

[40] B. Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs (texte de 1806), OCBC, Œuvres, t. V, p. 133.

[41] Marcel Gauchet, « Constant », in François Furet et Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 955.

[42] B. Constant, Des effets de la Terreur, op. cit., p. 519.

[43] B. Constant, Des effets de la Terreur, op. cit., p. 520-521.

[44] Mme de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution (1798), Œuvres Complètes de Madame de Staël, série III / t. I, Lucia Omacini et alii (éd.), Paris, H. Champion, 2009, p. 465.

[45] Bronislaw Baczko, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, 1989, p. 353.

[46] B. Constant, « Des effets du régime qu’on a nommé révolutionnaire, relativement au salut et à la liberté de la France », in Mélanges de littérature et de politique, Paris, Pichon et Didier, 1829, p. 343-353 (OCBC, Œuvres, t. XXXIII, p. 401-412).

[47] François-Auguste Mignet, Histoire de la Révolution française, depuis 1789 jusqu’en 1814, Paris, F. Didot, 1824, 2 vol. ; Adolphe Thiers, Histoire de la Révolution française, Paris, Lecointe et Durey, 1823-1827, 10 vol.

[48] B. Constant, « Des effets du régime qu’on a nommé révolutionnaire… », op. cit., p. 352-353 (OCBC, Œuvres, t. XXXIII, p. 411-412).

[49] Edgar Quinet, La Révolution, Paris, Belin, 1987 (1ère éd. 1865), p. 531-534.

[50] François Furet et Denis Richet, La Révolution, Paris, Hachette, 1965-1966, 2 vol.

[51] Mona Ozouf, « La Terreur après la Terreur : une histoire immédiate », in André Burguière et alii (dir.), L’histoire grande ouverte. Hommages à Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Fayard, 1997, p. 178.

[52] Ibid., p. 174.

[53] Mona Ozouf, « Peut-on commémorer la Révolution française ? », Le Débat, nº 26, septembre 1983, p. 161-172.