en préambule à sa conférence du 15 mars 2016 au Château de Coppet :

« Corinne ou l’Italie : le deuil éclatant du bonheur »

Qu’est-ce qui vous conduit à être un orateur si fidèle des Rencontres de  Coppet ?

Marc Bonnant : Coppet stimule l’intelligence. L’esprit y souffle. Celui de la « singulière famille », qu’évoquait dans ses écrits Jacques Necker. Celui du Cercle de Coppet, notamment de Constant, Barante, Sismondi et de  Bonstetten et Schlegel qui accompagnèrent un certain temps Germaine dans son voyage d’Italie en 1805 et à l’érudition desquels « Corinne » doit tant.

Et l’esprit incomparable de Germaine de Staël, à la fois héritière des lumières et, après Rousseau, premier frémissement romantique.

L’étendue de ses dons retient et fascine.

Germaine de Staël vit la plume à la main. Elle est romancière, essayiste, auteur dramatique, critique d’art, philosophe. Une intellectuelle engagée, dirait-on aujourd’hui, si l’expression n’était pas connotée sinistrement.

La psychologie, la sociologie deviendront des disciplines majeures. Déjà avant qu’elles ne fussent théorisées, Germaine de Staël les pratique.

Comme sa mère, elle tiendra un Salon que fréquentèrent Buffon, Chamfort, Grimm dans le prolongement de ceux de Mme du Deffand et de Mme de Tencin, lieux de civilité et de conversation qui est l’art du siècle.

Germaine de Staël est polyphonique. Sa pensée est inépuisable.

Elle est une flamme. Une ardeur.

 

Pour Germaine de Staël « la gloire est le deuil éclatant du bonheur ». A t’elle opposé la gloire à l’amour ?

Marc Bonnant : Parce que de haute extrace et noblement mariée autant que par ses vertus Germaine de Staël s’est arrachée à la condition que la tradition imposait à la plupart des femmes : l’effacement, la retenue, la mesure, la vie privée.

Elle fait irruption dans l’espace public. Elle entend s’y imposer. Elle s’expose. La gloire est ici notoriété. La reconnaissance par l’Opinion. L’honneur d’être une cible.

Que reste-t-il du possible bonheur dans ces turbulences ?

Commentant la phrase de Germaine de Staël, Mona Azouf relève qu’elle a pu imaginer l’amour et la gloire comme les deux saisons de l’existence féminine : « l’été de la gloire pourrait prolonger dans la vie des femmes le printemps si fugace de l’amour ».

Gloire et bonheur s’opposeraient, mais Germaine de Staël n’a cessé de rechercher, même de revendiquer, l’une et l’autre. Sans sacrifice.

L’iconographie, de Roucy Trioson à François Gérard, le masque et le lui pardonne. Mais l’apparence de Germaine de Staël était sans grâce. « Une guenon lascive », « un hermaphrodite enturbanné » selon le jugement de ses contemporains. Cela ne la retint pas d’aimer passionnément les hommes. Et d’en être aimée. Les biographes lui prêtent deux maris et quinze amants, ce qui est subversif en cette fin de siècle qui redevient tristement moral.

Germaine de Staël a tout fait avec éclat mais non… le deuil du bonheur.

« Corinne ou l’Italie » raconte l’histoire d’un amour que les contraintes sociales et les différences culturelles rendent impossible. Qu’en serait-il aujourd’hui ?

Marc Bonnant : Le thème des amours contrariées, impossibles est un « topos » littéraire, de la tragédie au drame. Tristan et Iseult, Julie de la Nouvelle Héloïse, les Souffrances du jeune Werther ou encore Roméo et Juliette que Corinne traduira et mettra en scène en Italie.

Dans  le roman de Mme de Staël, l’amour naissant entre Corinne et Oswald est fracassé par une interdiction morale et psychologique venue d’ailleurs, lancée par un fantôme, le père d’Oswald mort.

Plus frappant encore, ici un antagonisme culturel interdit l’accomplissement amoureux. Opposition d’une femme du sud et d’un homme du nord, d’une catholique exubérante et d’un protestant insulaire et austère. Où l’on verrait que les différences culturelles peuvent faire naître et attiser l’amour aussi sûrement que leur radicalité le tue. De telles différences joueraient un moindre rôle aujourd’hui. Parce que les identités sont abolies, les pensées et sensibilités alignées, l’étranger n’est plus lointain, l’Autre se réduit à moi-même. Temps égaux, temps de l’indifférenciation. En notre modernité d’inculture, la culture ne sépare plus ni n’oppose.

Ne pensez vous pas que Germaine de Staël aurait été heureuse de vivre en ce siècle de l’émancipation de la femme ?

Marc Bonnant : La femme moderne ne s’est pas émancipée, elle s’est dégradée. Elle a voulu quitter les cimes où la nature et notre imaginaire l’avaient placée pour s’incarner et devenir un homme comme les autres. Hier mystérieuse, elle est devenue explicite. Depuis nous avons cessé d’aimer.

Mme de Staël condamnée – car il s’agit d’une damnation – à vivre de nos jours  n’aurait que mépris pour cette métamorphose. Le féminisme est l’utopie des indignes. La revendication des médiocres.

Germaine, qui avait une conscience aiguë de sa supériorité – une supériorité qui oblige – n‘aurait eu qu’aversion pour la confusion des genres et cette route égalitaire où la foule se presse.

Genève, le 28 février 2016