en préambule à sa conférence du 6 septembre 2016 au Château de Coppet :

« L’orage perpétuel »

Quelles sont les femmes qui ont inspiré à Benjamin Constant le caractère de « Ellénore » ? Mme de Staël aurait perçu qu’elle en était l’un des modèles… ?

François Rosset : La première chose à dire à propos d’Adolphe mais aussi de Corinne, c’est que ce sont des romans, des œuvres littéraires, c’est-à-dire des univers de recréation; ce ne sont pas des chroniques mondaines, ni non plus des transpositions autobiographiques simplistes. Germaine de Staël n’est ni plus, ni moins présente dans le filigrane du personnage d’Ellénore que les autres femmes que Benjamin Constant a rencontrées, désirées et aimées ou que certaines figures féminines de fiction qu’il a rencontrées dans ses lectures. Mais c’est une chose que le public, gavé de « peopleries », a beaucoup de peine à comprendre; et c’était déjà le cas à l’époque. C’est pourquoi, si Germaine de Staël s’est offusquée, ce n’est pas tant à la lecture du roman de Constant qu’elle connaissait très bien, mais à cause des ragots qui ont commencé à circuler à la publication d’Adolphe en 1816 et qui l’identifiaient à Ellénore. Elle n’était pas seulement touchée personnellement par ces interprétations triviales, mais aussi en tant qu’écrivaine, déçue de la mécompréhension qui affecte trop souvent les œuvres littéraires.

Lors des lectures d’Adolphe devant divers publics, les femmes ont toutes fondu en larmes. Le roman est-il révélateur des tourments relationnels de l’époque ? 
François Rosset : Les larmes sont une forme d’expression omniprésente dans le champ littéraire et social de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Elles sont le signe, l’extériorisation de la sensibilité, non pas une marque de sensiblerie comme on aura tendance à les interpréter plus tard. Si des femmes (mais aussi des hommes) ont pleuré en assistant à des lectures publiques d’Adolphe ou dans l’intimité de la lecture personnelle, il n’y a rien d’extraordinaire. Ce qui est intéressant, c’est que des témoins aient relevé explicitement ces torrents de larmes. Il faut d’abord y voir le signe que le texte touchait les contemporains et que la réponse « sensible » des lecteurs ou des auditeurs trouvait à s’exprimer par ce langage-là. C’est moins une affaire de « tourments relationnels » qui seraient plus ou moins intenses à une époque donnée qu’une affaire de formes d’expression des affects humains. Et à cette époque, les larmes sont particulièrement opératoires dans ce sens.


Ces deux romans ont-ils été écrits pour surmonter les déceptions amoureuses de leurs auteurs en se libérant de sentiments douloureux sans pour autant se dévoiler ?

François Rosset : On ne doit évidemment pas négliger la part d’autothérapie que tout écrivain place dans son activité créatrice, mais on aurait tort aussi de réduire ces deux œuvres complexes et magnifiques à des histoires d’amours malheureuses. L’investissement que leurs auteurs y ont placé ne concerne que pour une part (pas forcément principale selon moi) la question des sentiments contrariés ou des malheurs de cœurs mal ajustés. Il y a, dans Adolphe, une réflexion d’une acuité impitoyable sur la puissance et les méfaits potentiels du langage, alors que Corinne déploie tout l’éventail des préoccupations politiques, sociales, anthropologiques artistiques et culturelles de Germaine de Staël. Au reste, à supposer qu’on puisse connaître de façon fiable le projet réel de ces deux auteurs, il faudrait toujours ajouter que les grandes œuvres sont grandes justement parce qu’elles dépassent leur projet.

 
Les héroïnes « Corinne » de Germaine de Staël et « Ellénore » de Benjamin Constant ont toutes deux une fin tragique. Un dénouement heureux pour les amants aurait-il été contraire aux mœurs et heurté l’opinion publique? 
 
François Rosset : Comme cela a déjà été dit, nous avons avant tout affaire à des œuvres littéraires ambitieuses, écrites à une époque où la hiérarchie des genres est encore solidement ancrée dans le modèle classique; là, la tragédie et le tragique sont les plus valorisés. Un dénouement heureux pour ces œuvres aurait peut-être contenté des lecteurs naïfs, mais il aurait surtout eu pour conséquence de saboter le projet esthétique de ces œuvres. On parle de Germaine de Staël, pas de Barbara Cartland!
 

Benjamin Constant s’est-il décrit dans certains traits de personnalité d’ « Adolphe 
» ?
François Rosset : Là, il est possible de répondre affirmativement à la question. Mais le personnage d’Adolphe ne ressemble pas à Constant en tant qu’amant cruel par son indécision, ses atermoiements, ses maladresses, son égocentrisme, mais, plus généralement, en tant que cet homme tourmenté par sa propre fragilité, les contradictions de ses affects, l’inconséquence de ses agissements. Toute son œuvre intime est une longue série de variations sur ce motif; et cette instabilité concerne aussi bien la vie amoureuse que certains projets intellectuels, sans cesse recommencés (comme l’immense ouvrage sur la religion) ou la forme des engagements politiques (non pas le fond d’idées, qui, lui, est stable).

Que vous inspire Germaine de Staël en tant que femme et écrivain ?

François Rosset : 
D’abord de la reconnaissance pour cette œuvre si riche et variée, si atypique, si libre qu’elle nous a laissée. De l’admiration pour l’acuité de son jugement et de son intuition littéraires, clairement précurseur dans le contexte de la culture française. Beaucoup de sympathie, au sens étymologique (et pour ne pas utiliser le mot un peu mièvre de compassion) devant cette vie finalement si douloureuse.