Conférence Coppet 22 mai 2018

Ici Londres : l’odyssée et le rêve anglais de Germaine de Staël

Merci beaucoup à Martina de m’offrir ce soir l’occasion de revenir sur le dossier complexe de la relation de Staël à l’Angleterre.

Le sujet bénéficie cette année d’une double actualité scientifique, d’une double visibilité qui le place au centre des regards et des travaux :

  • Dossier thématique du Cahier staëliens n°68, en préparation sous la direction d’Aline Hodroge, Blandine Poirier et Laura Broccardo, intitulé « Le Groupe de Coppet et l’Angleterre » (parution en novembre 2018)
  • Parution en mai 2017, aux éditions Slatkine, des derniers tomes de la Correspondance générale de G. de Staël, co-dirigés par Jean-Daniel Candaux et Stéphanie Genand et dont t. VIII, « Le grand voyage », retrace précisément traversée de l’Europe, entre mai 1812 et juin 1813, qui mène Staël, exilée et fuyant persécutions napoléoniennes, de Coppet à Londres.

Parce qu’il s’agit du pays où Staël effectue les plus nombreux séjours  au nombre de trois :

  • du 16 avril au 24 mai 1776 : âgée de 10 ans, elle accompagne alors ses parents qui passent trois semaines à Londres (voir sur ce sujet l’article de la comtesse Jean de Pange, « Necker en Angleterre. Le mystérieux voyage de 1776 d’après des documents inédits », Revue des Deux Mondes, 1948, p. 480-499), vraisemblablement pour un voyage d’affaires et de contacts diplomatiques.
  • du 20 janvier au 25 mai 1793 : émigrée, elle fuit alors la France et accompagne Narbonne, obligé lui aussi de quitter la France et avec qui elle vit une passion amoureuse. S’installe alors à Juniper Hall, à 36 km de Londres, là où plusieurs Français considérés comme « jacobins » se sont installés eux aussi.
  • du 17 juin 1813 au 8 mai 1814 : exilée et fuyant les persécutions administratives, puis les armées de Napoléon, passe 11 mois en Angleterre en compagnie de sa fille Albertine, son fils Auguste et son second mari encore officieux, Albert Jean Michel dit « John » Rocca.

Parce que ce pays omniprésent dans l’œuvre staëlienne :

  • soit qu’il incarne une nouvelle sensibilité littéraire, que St nomme en 1800, dans De la littérature, « la littérature du Nord » (chap. XI de 1ere partie) et qui inclut la poésie mélancolique, le chant de la nature, l’humour (forme de gaieté triste ou misanthrope : « celui qui vous fait rire n’éprouve pas le plaisir qu’il cause », p. 237), le théâtre de Shakespeare (qui fait l’objet d’un chap. spécifique dans DLL, « ce génie immédiat […] qui a peint le premier la douleur morale au plus haut degré » (p. 225) et la philosophie sensualiste, que Staël appelle « scientifique » ds DLL (p. 247), dont elle loue d’abord les « résultats pratiques » avant de dénoncer dans DLA, la sécheresse d’une approche essentiellement « expérimentale » (4epartie, p. 28) des connaissances, exception faite de l’œuvre de Bacon. L’Angleterre existe donc comme paysage culturel dans le monde staëlien et plusieurs traces subsistent de la « bibliothèque anglaise[voir Victor de Pange et Norman King, « La bibliothèque anglaise de Mmede Staël », Cahiers staëliens, n°14, 1972, p. 33-67.] », autrement dit de la liste des ouvrages anglais que possédait Staël de son vivant (elle ou hérités de ses parents) et dont Victor de Pange et Norman King, qui y comptent plus de 280 titres, précisent qu’ils représentent «  de loin la plus importante des bibliothèques ‘étrangères’ de Mmede Staël » (p. 33). Citons, parmi les auteurs majeurs dont Staël fait régulièrement l’éloge, de l’Essai sur les fictions à De la littérature, en passant par la préface de Delphine, Richardson, Fielding, Godwin, Young et Pope.
  • soit que l’Angleterre représente un modèle politique : grâce à l’équilibre des pouvoirs garanti par sa monarchie constitutionnelle et grâce à sa constitution, dont Staël souligne la perfection d’un bout à l’autre de sa carrière : des Réflexions sur la paix, adressées à M. Pitt et aux Françaisen 1794 (« Sa constitution, chef d’œuvre de la raison et de la liberté, lui donnait le droit de prononcer dans ce grand débat du monde», OCS-III/1, p. 85) aux Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, publié de manière posthume en 1818 : « C’est un beau spectacle que cette constitution, vacillante encore en sortant du port, comme un vaisseau qu’on lance à la mer, et déployant enfin ses voiles, en donnant l’essor à tout ce qu’il y a de grand et de généreux dans l’âme humaine » (p. 522). Modèle politique hérité de Necker, dont œuvre historique et administrative tout entière éloge de la constitution anglaise.
  • soit qu’il serve de décor aux fictions, et notamment à Corinne ou l’Italie, dont malgré le titre, héroïne est anglaise, le protagoniste masculin écossais lui aussi tandis qu’une partie de l’intrigue se déroule dans le Northumberland, à la frontière de l’Angleterre et de l’Écosse. Mais sur la scène imaginaire, l’Angleterre change de statut et perd son pouvoir tutélaire : il se transforme en anti-modèle social (l’ennui domine ses réunions, dépourvues de toute émulation et tout brillant), voire en enfer domestique pour les femmes, cantonnées dans les tâches intérieures et exclues des conversations les plus intéressantes, qui abordent des sujets politiques ou philosophiques notamment. Corinne n’hésite pas, dans le tableau au vitriol qu’elle compose de sa jeunesse dans ce milieu sclérosé (cf conférence de V. Cossy en mars), à assimiler les femmes, tragiquement passives dans le jeu social, à des « poupée [s] légèrement perfectionnée[s] par la mécanique » (p. 369).

Angleterre, contre toute attente, ne constitue donc pas référence univoque pour la pensée staëlienne : une profonde discordance domine au contraire sa représentation, toujours entachée tant le pays-archétype de la liberté politique est aussi celui de l’aliénation féminine, et donc de l’ennui et du malheur personnel : écrivant à son mari le 30 juillet 1791, St, qui négocie leur liberté conjugale, a soin de préciser : « Je ne serai point ce qu’on appelle une femme anglaise » (CGI, p. 471)

Faut-il voir dans ce hiatus l’explication du silence théorique de St sur ce pays, qui sature son œuvre sans pourtant faire l’objet d’un traité général, sur le modèle de De l’Allemagne ? De l’Angleterre, en effet, n’existe pas et si les Considérations s’en rapprochent, qui se présentent dès l’Avertissement comme « le tableau de l’Angleterre », au centre de la 6eet dernière partie, il manque, dans l’œuvre staëlienne, exploration en profondeur des différentes sphères de l’univers et de la culture anglais. D’autant plus que Dix années d’exil, où Staël mêle récit de voyage et souvenirs personnels à réflexions historiques et anthropologiques sur pays traversés (Autriche, Pologne, Ukraine et Suède), s’arrêtent au moment de traversée de mer Baltique pour arriver à Stockholm : dernière étape du « grand voyage » n’est donc pas évoquée et l’inachèvement du texte installe silence sur l’Angleterre.

Ellipse anglaise d’autant plus troublante qu’elle dépasse les circonstances éditoriales en partie responsables du clair-obscur anglais, voire de son absence dans DAE et dans CSR : matériaux dont on dispose, notamment documentaires puisque les séjours en Angleterre sont retracés dans la correspondance de Staël  (séjour en 1793, à Juniper Hall, au centre du t. II, seconde partie, séjour de 1813-1814 dans t. VIII paru l’an dernier) et dans Carnets de voyage, révèlent tous, au contraire, expérience dysphorique de l’Angleterre. Déception a frappé tous les chercheurs qui se sont intéressés, jusqu’à présent, au regard de Staël sur l’Angleterre : Robert Escarpit, auteur en 1954 d’une thèse intitulée L’Angleterre ds l’œuvre de Madame de Staël[Robert Escarpit, L’Angleterre dans l’œuvre de Madame de Staël, Paris, Didier, 1954], souligne la permanente « déformation » du regard staëlien, rendu presque aveugle par ce qu’il appelle « un décalage constant entre la réalité et ce qu’en perçoit Madame de Staël » (p. 165). V. de Pange, dans l’article qu’il consacre en 1970 à cette question[Victor de Pange, « Le rêve anglais de Mmede Staël », Madame de Staël et l’Europe, Paris, Klinsksieck, 1970, p. 173-192], évoque quant à lui « l’effet de mirage que l’Angleterre exerçait sur l’imagination de Mmede Staël » (p. 174). Le titre de son étude, « Le rêve anglais de Mme de Staël », explicite le caractère idéal de l’Angleterre, moins vue ni analysée objectivement par Staël que rêvée, voire fantasmée. Dorris Gunnel, qui se penche en pionnière sur cette question en 1913[Doris Gunnel, « Madame de Staël en Angleterre. Une année d’exil (juin 1813-mai 1814) », RHLF, t. XX, 1913, p. 868-898], va même jusqu’à dire qu’ « elle ferma donc les yeux » (p. 869).

Ce paradoxe soulève deux questions, auxquelles j’aimerais ce soir tenter d’apporter des éléments de réponse :

Cet écart ou cette discordance anglaise, qui disjoint la représentation imaginaire de la réalité britannique, caractérisent-ils aussi le dernier séjour de 1813 ? Ce voyage, qui dure plus de 11 mois, est en effet le plus long et le plus immersif pour Staël, plus que jamais plongée dans sociabilité, culture et politique anglaise alors que contexte politique, sous Terreur, la confine en 1793 ds la micro-colonie expatriée de Juniper Hall : elle attend alors plus d’un mois avant de se rendre à Londres. Or ces réticences disparaissent vingt ans plus tard, Staël étant reçue comme une véritable célébrité à Londres: cette publicité inaugure-t-elle une nouvelle relation avec l’Angleterre ou instaure-t-elle un nouveau regard ?

Si ces réticences persistent, quelle est la nature de l’obstacle qui voile regard de Staël sur l’Angleterre ?

Le séjour de 1813-1814 : tout le prédispose a priori à une rencontre heureuse avec Angleterre : contexte militaire européen : Grande-Bretagne est en 1812-1813 seul territoire (avec Suède) qui échappe à l’emprise de Bonaparte et Londres dessine, depuis Coppet où Staël est assignée à résidence ou surveillée, horizon et oxygène précieux de liberté; attraction vitale exercée par ce bastion confère à Staël énergie hors du commun et courage de mener à bien ce « grand voyage », malgré santé fragilisée par récente grossesse à 46 ans (7 avril 1812 : naissance de Louis-Alphonse accouché clandestinement et 23 mai 1812 : « évasion » de Coppet), situation administrative complexe et proximité dangereuse des armées napoléoniennes, qu’elle ne précède que de deux semaines en Russie. Mais destruction des exemplaires de De l’Allemagne et persécutions de ses proches s’ajoutent à désastre européen pour rendre à St situation proprement insoutenable : le 13 octobre 1812, écrit à Étienne Dumont : « Dans cette situation, j’ai traversé la Russie, j’ai fait quinze cent lieues pour aller en Angleterre et j’attends ici, dans la patrie de mes fils, que la belle saison me permette de partir avec ma fille » (CG8-93).

Exploit de cette traversée de l’Europe en guerre, par une femme accompagnée de sa fille, coïncide avec le spectaculaire infléchissement de l’équilibre géopolitique : empire, pour la première fois, fléchit et arrivée de Staël à Londres, en juin 1813, quasi contemporaine de défaites décisives de Napoléon, à Leipzig et surtout en Espagne face aux troupes de Wellington : succès évoqué dans lettre à Rocca datée du 4 juillet 1813 : « La victoire d’Espagne a transporté tous les esprits et rien n’était plus beau que d’entendre Catalani chanter God save the king à l’Opéra. Toute la salle était debout et sa voix superbe et la beauté de la cause ajoutait à l’impression » (CG8-322).

Changement de statut personnel : retour de l’espoir pour le continent européen s’accompagne d’une visibilité sans précédent pour la personne de Staël. D’abord enfant en 1776, puis émigrée indésirable et contrainte de cacher sa situation ou de rester discrète en 1793 : second séjour caractérisé par pudeur personnelle : « J’ai besoin de ce motif pour triompher de la peine que j’éprouve à parler de moi dans une époque où l’on est si affligée de vivre qu’il en coûte de se nommer » (22 janv 93, à Lord Grenville, CG2-381). À l’inverse ultime séjour anglais, en 1813, transforme Staël en figure publique : accueillie triomphalement : plus de 300 visites par jour à hôtel londonien durant les 4 premiers jours qui suivent son arrivée. Expression récurrente dans lettres : « le tourbillon dans lequel je vis » : publicité si incessante que Staël tombe même malade par excès de sociabilité : à Hewige, reine de Suède, 8 juillet 1813 : « Je puis dire sans exagération que j’ai reçu trois cents visites en quatre jours, vingt invitations, et à des heures si fatigantes qu’après douze nuits de veille, j’ai été malade seulement par la société » (CG8-327). Visibilité qui plus est prestigieuse : plus grandes figures de société londonienne reçoivent Staël (Lord et Lady Davy, chez qui rencontre Byron), bientôt relayée par personnalités politiques les plus éminentes : Lord Castelreagh, alors Premier Ministre (« Il m’a très bien reçue et m’a placée à sa table à côté de lui » : à Rocca, 27 juin 1813, CG8-299), Canning et prince Régent.

L’importance de ce réseau confirme la nouvelle envergure de Staël : non plus seulement républicaine en exil, mais incarnation de l’opposition à Napoléon et pièce maîtresse de l’échiquier diplomatique après séjour en Suède : soutien explicite de Bernadotte pour conduire France et donc Staël accueillie comme figure d’influence, au centre d’un réseau international chargé des intérêts de France, au-delà de sa seule personne.

Consécration littéraire pour Staël en Angleterre : autre spécificité de ce troisième séjour : Staël y existe comme écrivain : non seulement parce qu’auteur d’une œuvre conséquente, et jalonnée de nombreux succès, mais parce que ses ouvrages sont traduits en Angleterre  (Réflexions sur le suicide traduit chez Longman en juillet 1813, complétées an août 1813 par traduction anglaise de l’ESF et des nouvelles de jeunesse, diffusées pour la première fois outre-Manche) et que Londres autorise surtout publication attendue de DLA : mais emporté, droits négociés avec John Murray dès son arrivée et enfin mis en vente le 4 novembre 1813 : première édition « libre » et succès, ouvrage s’arrache et aussitôt traduit en anglais. Staël travaille aussi à deux autres grands ouvrages : DAE (à Löwenheilm, 13 juillet 1813 : « Je vais écrire mes dix années d’exil, qui feront un grand bruit» : CG8-339) et surtout les Considérations, dont genèse évoquée à de nombreuses reprises : étroitement nourri de son séjour en Angleterre, des observations politiques et historiques et d’un volonté de plus en plus affirmée de rendre hommage à carrière politique de Necker, dont politique tout entière inspirée par constitution anglaise.

Immersion sociale et culturelle : Staël alors plus que jamais aux premières loges de sociabilité anglaise : opportunité donc d’en découvrir aussi bien la sociabilité, même si restreinte aux élites, que les réseaux politiques et surtout culture : nombreuses soirées au théâtre : Shakespeare (Macbeth, Richard III, Hamlet…), opéras, récitals, ballets, mélodrames + livres anglais commandés à J. Murray en dédommagement d’une partie de l’achat de DLA : payé en littérature anglaise, dans laquelle Staël s’immerge plus que jamais : pour nourrir Cons et pour parfaire sa propre connaissance.

MAIS : désillusion rapide et retrouvailles avec l’Angleterre, même dans le contexte triomphal de 1813, n’échappent pas à disjonction : indices dysphoriques abondent au contraire dans les derniers tomes de la correspondance et ce avant même d’avoir touché sol anglais : Staël écrit déjà de Stockholm, le 20 mai 1813, au comte von Baudissin : « … cela m’ébranle de partir et je suis moins en train de l’Angleterre qu’il y a six mois » (CG8-267). Cad déception indépendante même de réalité du séjour et que celui-ci ne fait que confirmer : à Rocca le 30 juin 1813 : « Cher ami, je m’ennuie toujours. […] Je suis si désappointée sur mon séjour ici, et je le crains bien aussi sur celui d’Albertine, que je suis plus triste que je ne puis le dire » (CG8-306), à Schlegel le 2 juillet 1813 : « Ce qui est étonnant, c’est que tout le monde vous dira que je suis reçue à ravir et que cependant cela ne me fait que l’impression d’un océan de visages dans lequel tout se ressemble » (CG8-317). D’où provient ce hiatus anglais ?

Facteurs circonstanciels : sociabilité anglaise ennuyeuse, dépourvue d’émulation et peu propice au rayonnement féminin (nombreux témoignages du sentiment d’inconvenance qui accompagne les soirées Staël, offrant sans cesse l’exemple d’une féminité atypique et à rebours des conventions) et où Staël souffre d’une atténuation de sa conversation faute d’une maîtrise suffisante de la langue anglaise : la lit, l’écrit (lettres d’entraînement vingt ans plus tôt) parfaitement, mais rythme de l’oral exige vivacité dont elle n’est pas capable : évoque « la difficulté de la langue en moi » (29 juin 1813 à Rocca, CG8-304) et le 12 juillet 1813 au même : « On n’est rien sans l’anglais et je ne suis rien en anglais » (CG8-337).

Facteurs personnels : dernier séjour de Staël est aussi celui qui lève le voile sur intimité, non par exhibition nouvelle (y persiste au contraire spectaculaire discrétion sur les drames qui l’affectent le plus profondément, à commencer par mort de son fils Albert, tué en duel en Allemagne le 12 juillet 1813, Staël n’apprenant nouvelle qu’un mois plus tard, le 12 août), mais par crise affective :

  • séparation physique avec Rocca, par respect des convenances (non encore de mariage officiel), mais doutes plus profonds sur équilibre de cette relation : manque d’élan et surtout de brio intellectuel pour le soldat, non écrivain (même si écriture, à Londres, des Mémoires sur la guerre des Français en Espagne, publié en 1814). Jalousie, ombre exercée par guides et brillants interprètes de Staël en Angleterre, notamment Mackintosh avec qui pluisieurs altercations ont lieu.
  • retour d’affection pour Benjamin Constant : « Vous revoir serait renaître, mais où et comment ? » (30 nov 1813, CG8-415), nostalgie amoureuse nourrie par lecture de récentes publications de Benjamin Constant, alors en Allemagne et auteur de récentes brochures politiques qui confirment son rôle d’éminent penseur du libéralisme et de la sortie de l’empire : janvier 1814, De l’esprit de conquête et de l’usurpation. Pourtant rares nouvelles et chagrin persistant : « Ah, Benjamin, vous avez dévasté ma vie. Pas un seul jour ne s’est écoulé depuis dix ans sans que mon cœur ait souffert par vous, et pourtant je vous ai tant aimé » (8 janvier 1814, CG8-450)
  • horizon complexe du mariage d’Albertine : après quête vaine en Suède, malgré plusieurs prétendants déclarés, Staël mise tout sur la société anglaise : « Le seul mariage qui m’occupe, c’est celui d’Albertine d’ici à trois ans » (à Sismondi le 28 mars 1813, CG8-207), mais ne rencontre aucune personnalité réellement intéressante à ses yeux, malgré succès de sa fille. Et mélancolie de l’âge avançant confère importance à cette dernière échéance, aussi bien pour fille que pour mère.

Facteurs politiques : la complexité de situation brouille les perspectives et interdit de trouver en Angleterre un réel horizon au nœud tragique de la destinée européenne :

  • politique intérieure brouillée lorsque Staël arrive en Angleterre : aile libérale, incarnée par whigs, soutient Napoléon, en qui ils voient héritier des valeurs de la Révolution  et rempart contre retour du despotisme[Voir Béatrice Jasinski, « Madame de Staël et l’Angleterre de 1813-1814 et les Considérations sur la Révolution française »,RHLF, t. XVI, 1966, p. 12-24], tandis que parti ministériel, tory, soutient la guerre à Napoléon : l’échiquier politique complexe oblige Staël à adopter une position contradictoire : l’hostilité totale à Napoléon la range du côté ministériel, au grand dam du parti libéral qui voit dans ce soutien une volte-face politique et une inconséquence incompréhensible. Position de Staël intenable en réalité, ne correspond à aucun soutien réel en Angleterre.
  • politique européenne brouillée elle aussi : premières défaites sérieuses de Napoléon révèlent le défi de sa succession, moins en termes personnels que politiques : quel système instaurer en France ? Monarchie constitutionnelle ? Et avec qui sur trône, Bourbons ? Staël d’abord réticente devant la branche vieillie, usée et pour elle conservatrice. Puis l’absence d’autre réelle perspective la rallie progressivement, comme résignation en 1814 : « S’ils reviennent, il faudra se soumettre car tout vaut mieux que de nouveaux troubles » (à Constant, 23 janvier 1814, CG8-462). Conversion désabusée, sans conviction, au retour de Louis XVIII comme solution du moindre mal. Hésitation aggravée par un autre écueil encore pire : chute imminente de l’Empire s’accompagne d’une défaite militaire, autrement dit d’une occupation par les troupes étrangères. Tel est le paradoxe de la libération de la France qu’elle exige une perte de sa liberté : dilemme insupportable pour Staël, viscéralement attachée à souveraineté de son territoire : « Que Dieu me bannisse de France plutôt que de m’y faire rentrer à l’aide des étrangers » (CG8-463). En vient même à souhaiter, comble de paradoxe, victoire de Napoléon : déplacement et perversion de toutes les lignes politiques et complexitié de l’identité française elle-même : souhaiter avant tout liberté de son territoire, où se trouvent « tous les souvenirs de votre enfance » (à Constant, 22 mars 1814, CG8-486).

Facteurs psychiques : les plus importants : dernier séjour anglais de Staël a surtout une valeur mémorielle et affective : retour sur passé familial et double-mémoire, maternelle et paternelle :

  • paternelle : héritage et souvenir de N omniprésents : dès arrivée à Harwich en juin 1813 et lettre à Brinkman : « Mais je vous aime et j’admire l’Angleterre. Ces deux sentiments qui me viennent de tout ce que j’ai de bien sont, j’espère, indestructibles » (CG8-293), corroboré par récit du grand voyage dans Cons, p. 523 : « Je comptais beaucoup aussi sur le souvenir de mon père pour me protéger, et je ne me suis pas trompée ».
  • maternelle : Staël a elle aussi une relation complexe avec Angleterre: mariage manqué avec E. Gibbon en 1758 : obsession du mariage avec un Anglais (Staël : avec W. Pitt, refusé avec violence par jf dans Journal de 1785 : « Ile maudite, source présente de mes craintes, source à venir de mes remords »), puis pour Albertine (Victor de Pange : décrit dans CG9 comme « le seul Anglais de France » ou, p. 522, « un anglo-français »), et Auguste : « Il faut, si je vis, que je marie mon fils à une Anglaise » (à Constant, 14 janvier 1816, CG9-385).

Peur panique de la mer et terreur suscitée par expérience maritime : cf Journal inédit de S. Necker révélé par la comtesse Jean de Pange en 1943 et récit horrifié de traversée de Manche en 1776 : « Nous nous sommes rendus à bord du vaisseau. […] Il me semblait que j’avais fait connaissance avec les abîmes et que je savais ce qui était au fond. […] Au premier mouvement du vaisseau, j’ai senti mon cœur défaillir […], tous les pas que je faisais me portaient au cœur, le spectacle de cette grande mer, dont chaque vague semblait multiplier le balancement, tout cela augmentait cruellement mon mal » : cf Staël elle-même : « La mer me fait peur » (à Aug, juin 1812) et Carnets de voyage : « Terreur de la mer. Comme la peur avilit » (p. 352).

Dc expérience anglaise confronte Staël à l’impossible oubli du lourd passé, comme si clairvoyance voilée par souvenirs : « Le cœur reste au passé » (25 août 1813, CG8-367) et p. 67 : » Lors même que l’on préfère son sort actuel, il y a toujours une partie de soi qui reste attachée au passé ».

dc Angleterre troublant miroir de situation politique et personnel : monarchie, retour au passé, impossible élan, réel traversti (cf DAE et ms « déguisés ») : puissance spéculaire.