Conférence de Jean-Marie Roulin – le 14 mai 2019 au Château de Coppet

Lucidité ou folie ? Benjamin Constant en ses journaux

L’exploration de l’espace intérieur, des émotions et des passions, figure parmi les contributions majeures des écrivains du groupe de Coppet à l’histoire des idées et la littérature. De ce point de vue, on aurait tendance à attribuer à Germaine de Staël le déploiement des passions, superlativement volcaniques, et à Benjamin Constant, l’analyse critique des replis retors de la pensée. Les portraits des deux écrivains corroborent cette image: le baron Gérard a représenté Germaine de Staël sous les traits d’une de ses héroïnes, Corinne au cap Misène, en musicienne inspirée, et Hercule Delaroche a tracé un portrait austère de Constant. Cette répartition des qualités semble d’autant plus pertinente qu’elle correspond à de confortables représentations genrées : à elle l’enthousiasme, à lui la raison. Or la réalité est bien entendu plus complexe. Germaine de Staël conclut un de ses essais de jeunesse, De l’influence des passions, sur l’appel à un détachement des émotions, un désir de s’élever : « jusque à une sorte d’abstraction » pour observer la douleur. Et Adolphe,considéré comme un chef d’œuvre du roman d’analyse, a été perçu au moment de sa parution comme un texte romantique, présentant des formules qui exacerbent les émotions : « Il aime à se servir des expressions consacrées par la nouvelle école ; et il est souvent question dans son récit d’orages, de mystères, de vie, de mort, d’avenir et d’idéal. ». La passion et l’analyse ne départagent pas aussi aisément, ni la lucidité et la folie : c’est ce que je voudrais montrer ce soir dans les journaux de Benjamin Constant.

Certes le journal, écrit dans un face-à-face solitaire, apparaît comme un exercice de lucidité, dans l’abstraction du regard des autres. Et, pour Philippe Jaccottet, celui de Constant l’est à un haut degré : « Constant est bien, je crois, l’un des écrivains qui ont le mieux diagnostiqué, pour l’avoir vécu lucidement, le mal de l’âme moderne, l’isolement à la fois merveilleux et mortel de l’individu livré à sa seule force, à sa seule faiblesse. » (Jaccottet, « Election de Miss Taxi », 1951). Pourtant, à la lucidité et à la métaphore médicale du « diagnostic », Constant oppose lui-même dans son journal la force de la déraison : « Non, ce journal est un dépôt de folies. » Témoignant des difficultés de la raison à résister aux passions et aux émotions, le terme de « folies » revient à plusieurs reprises au fil des journaux, mettent en difficulté l’esprit d’analyse.

Les Journaux : contexte et genèse

Pour parler des journaux, je voudrais tout d’abord les situer dans la vie de Constant, ainsi que dans leur époque.

C’est dans une époque bien déterminée de sa vie que Benjamin Constant a tenu un journal intime. Il n’est bien entendu pas exclu qu’il l’ait fait à d’autres moments, mais les seuls manuscrits qui nous sont parvenus sont attachés à une période précise : du 22 janvier 1804, ou 1erpluviôse An XII – car dans son premier journal, il utilise les dates du calendrier républicain qui est encore en usage – au 26 septembre 1816, avec une interruption entre le 27 décembre 1807 et le 15 mai 1811. Cette douzaine d’années correspond à un moment particulier dans sa vie. Avec Germaine de Staël, rencontrée à Montchoisi, à Lausanne il s’est engagé dans la vie politique française après la chute de Robespierre. Grâce à ses talents et aux relations de Germaine, il est rapidement devenu un homme de premier plan. Mais en 1802, Napoléon écarte du Tribunat, une des quatre assemblées du Consulat, cet homme qui avait osé s’opposer à lui. Commence donc pour Constant une traversée du désert, un moment de vacance : après avoir été immergé dans la vie trépidante de la Révolution, il s’en est trouvé brutalement banni, et le sera jusqu’à la fin de l’Empire en 1815. Dès la chute de Napoléon il s’engage à nouveau dans la politique pour devenir le chef de l’opposition libérale – la gauche de l’époque – sous la Restauration, activité qui sera un de ces titres de gloire. Entre ces deux moments d’engagement dans la vie publique, Constant se consacre à des recherches sur les religions, à l’écriture d’essais politiques, ou de romans, comme Adolphe. Or, c’est précisément dans ces années du retrait de la vie publique qu’il tient des journaux, gardant une nostalgie de la vie politique : Semper ego auditor tantum(13 septembre 1813) ; serai-je toujours seulement auditeur ? Dans ces journaux, il sera ainsi question des préoccupations précises de ces années : ses travaux sur la religion et la politique, ses relations avec sa famille – son père, sa cousine Rosalie, sa tante Mme de Nassau – et ses contemporains, l’organisation de sa vie, avec l’impossible gestion d’un paramètre essentiel, l’amour, partagé entre une relation tempétueuse avec G. de Staël, le retour de Charlotte de Hardenberg, puis en 1814 le surgissement de la séduisante Juliette Récamier.

Ces questions il les aborde dans un journal au moment où cette pratique évolue en profondeur. Pierre Pachet dans Les Baromètres de l’âme parle même d’une « Naissance du journal intime » autour de 1800 avec Maine de Biran, Constant, Joubert ou Stendhal. L’exploration de soi devient l’objet d’une réflexion scientifique notamment avec les idéologues. Plus précisément, un certain Marc-Antoine Jullien offre l’exemple de la manière dont ce regard scientifique sur l’espace du dedans offre une matrice du journal intime ; il publie en 1813 un Mémorial horaire, ou Thermomètre d’emploi du tems, carnet où consigner les éléments de la « vie intérieure et individuelle » et de la « vie extérieure et sociale ». L’ouvrage propose des tableaux, organisant les observations : la météo, l’observation physique, morale, notamment les prières, montrant que le journal dérive en partie d’exercices religieux, en est une forme laïcisée, et un « rapport social ». Ce « mémorial horaire » constitue une forme de matrice de journal intime. Pour en donner un exemple, Constant relève chaque jour s’il a reçu ou envoyé des lettres (exemple du 9 Ventôse an II – 29 février 1804) ou fait ses paiements (le lendemain).

Partant de ce désir d’observation de soi, le journal offre dans sa rédaction ce désir de clarification, de lucidité, visible dans la mise en page manuscrite, soignée. En effet, les journaux nous sont parvenus sous la forme de trois cahiers. La présentation matérielle et la qualité de la graphie, sauf à de certains endroits du premier journal qui semblent avoir été rédigés directement dans le cahier, montrent que Constant écrivait d’abord sur de petits feuillets, qu’il copiait ensuite dans de grands cahiers. Une note du troisième journal corrobore cette hypothèse : « Je copie dans un grand livre tout ce journal. Quand j’en serai à copier ceci, quelle sera ma situation ? » (19 septembre 1814). Cette citation qui met en relief le travail de copie est aussi fascinante car elle met en correspondance l’écriture du journal et le vécu. Par-delà leurs différences, les trois cahiers ont ceci de commun que la page est matériellement organisée de manière tabulaire.

Dans le premier journal, la visibilité est donnée par les dates soulignées, qui rythment la page. Un paragraphe dense synthétise les éléments vécus dans la journée, avec des passages sans transition d’un sujet à l’autre. Dès ce premier journal, Constant recourt à une abréviation codée, pour désigner ce qu’il appelle dans le 2ejournal la « jouissance physique ». Il la marque par un dièse, une sorte de hashtag, mais avec une seule barre horizontale. Les typographes de Gallimard ont créé le signe pour cette édition, comme on le voit dans l’entrée du 16 ventôse an II – 7 mars 1804. Le journal donne peu de notations détaillées sur ce sujet, un simple relevé des occurrences, probablement aussi parce que Constant estime que cela relève de la santé, ce que lui confirme son médecin : « Butini m’a confirmé ce que j’éprouve depuis longtemps, c’est que la privation de femmes ruine ma santé. Il faut absolument que j’aie pris à cet égard dans six mois un arrangement convenable. » (22 prairial An XII – 11 juin 1804)

Le deuxième journal est dit abrégé. Il l’est partiellement. La première partie redouble la première de janvier 1804 à mai 1805, mais les entrées se développent progressivement. La page est clairement structurée en colonnes, comme un agenda ou un calendrier ; la mise en page organise l’événement ; elle est déjà porteuse de sens. Dans ce journal, Constant a introduit des codes pour marquer les actions répétitives, code dont il a donné la clé à la fin du premier journal (18 floréal an XIII – 8 mai 1805) : « 1. Jouissance physique 2. Désir de rompre mon éternel lien […] 3. Retour à ce lien […] 4. Travail, etc. jusqu’à 1 »7. Ce qui donne lieu à d’étranges entrées, peu palpitantes comme celle du 8 juillet 1804   : « 4. Bien. 2.3.2.2 ». Quelle est la raison de ce code ? pour cacher ? mais alors pourquoi donner la clé dans le journal même ?

Le troisième journal présente une caractéristique célèbre   : il est rédigé en caractères grecs, non en grec, mais dans une translittération du français, selon un système très cohérent et lisible, voir le 18 mai 1811 : « travaillé ». Constant s’est astreint à cette translittération assez lourde pendant 5 ans, de mai 1811 à septembre 1816. Là aussi on s’est posé la question de la raison de cette contrainte : codage pour ne pas être lu de ses proches, notamment des domestiques ?

La mise en page, dans son souci de clarté, donne à voir un diariste organisant une analyse lucide de ces journées.

Entre lucidité et folie

Clarifier les événements de la vie, mais pour qui ? En réalité, le premier lecteur des journaux, c’est le diariste lui-même. Constant l’écrit dans un passage qui caractérise bien ce qu’est son journal :

J’ai couché hier à Nevers, après avoir pris toutes mes mesures pour aller toute la nuit. Ma chambre était chaude, mon lit propre. J’ai cédé. C’est l’image de tous mes projets. Ne sachant que faire le soir j’ai relu ce journal et il m’a passablement amusé. Si ceux dont je parle le lisaient, aucun ne serait content. Cependant aucun n’écrirait autrement sur ses amis s’il écrivait pour lui-même. En le commençant je me suis fait une loi d’écrire tout ce que j’éprouverais. Je l’ai observée, cette loi, du mieux que j’ai pu, et cependant telle est l’influence de l’habitude de parler pour la galerie, que quelquefois je ne l’ai pas complètement observée. Bizarre espèce humaine ! qui ne peut jamais être complètement indépendante ! Les autres sont les autres : on ne fera jamais qu’ils soient soi. Ce journal, cette espèce de secret ignoré de tout le monde, cet auditeur si discret que je suis sûr de retrouver tous les soirs, est devenu pour moi une sensation dont j’ai une sorte de besoin : je ne lui confie toutefois pas tout. Mais j’y écris assez pour y retrouver mes impressions, et pour me les retracer, quand je n’ai rien de mieux à faire. Les autres sont-ils ce que je suis ? Je l’ignore. Certainement, si je me montrais à eux ce que je suis, ils me croiraient fou. Mais s’ils se montraient à moi ce qu’ils sont, peut-être les croirais-je fous aussi ? Il y a entre nous et ce qui n’est pas nous une barrière insurmontable. On met un caractère, comme on met un habit, pour recevoir. Route jusqu’à Neuvy. 17 lieues. Beaucoup réfléchi, aucun résultat. Je veux concilier deux choses inconciliables, le bonheur de Minette, qui a besoin d’un homme entièrement à ses ordres, et mon bonheur, à moi, que toute gêne rend malheureux, mon besoin physique de femmes, et une liaison avec une personne qui n’est pas sous ce rapport ce que je désire. Je retourne dans ma tête les combinaisons les plus bizarres. Il n’y en a aucune qui soit praticable. (27. [frimaire an XIII] – [18 décembre 1804])

Arrêté un soir dans une auberge, Constant se relit. Nous avons d’abord la confirmation qu’il emportait ses cahiers en voyage. Mais surtout qu’il en est son premier lecteur, ce qui ne va pas obligatoirement de soi : relit-on ses journaux ? Cette confirmation nous aide à mieux comprendre certaines pratiques rédactionnelles. Tout d’abord, le recours aux abréviations, au code chiffré du deuxième journal : et si le chiffre ne cachait pas, mais révélait ? Le journal est aussi un memento pour soi, comme le proposait Jullien ; dès lors, l’abréviation, le chiffre permet de visualiser rapidement sur une page ce qu’il a fait dans une semaine ou un mois. Quand ai-je eu envie la dernière fois de rompre avec Germaine de Staël, par exemple ? C’est surtout le suivi de son travail qui obsède Constant, qui note le 5 janvier 1806 : « J’ai bien moins travaillé que je ne croyais depuis deux ans. De 714 jours j’en ai passé 259 sans travailler. » Le chiffre de 714 correspond précisément à la somme des jours de ce deuxième journal au 5 janvier. Il en va de même du hiéroglyphe par lequel il signale une activité sexuelle, comme un hashtagsert de repère. Ce que le retour obsédant des mêmes chiffres donne à voir pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est aussi la répétition des mêmes actes, dans une vie qui semble bégayer, surtout dans les entrées où des chiffres se répètent. Le journal met au jour la répétition obsessive de nos actions et de nos sentiments, de ces choses que nous ruminons quotidiennement, comme si la vie ne faisait que bégayer.

C’est dans cette même perspective que je proposerai de comprendre le recours à l’alphabet grec. Un épisode de Ma viedans lequel Benjamin raconte comment il a appris l’alphabet grec, apporte un éclairage intrigant : son précepteur de l’époque lui a proposé d’inventer une langue nouvelle, comprise d’eux deux seuls et qui leur permettrait de communiquer sans être compris des autres. L’alphabet grec, c’est donc une manière d’écrire singulièrement, de faire comme si on ne passait pas par les mots des autres pour se dire ; de faire comme si la parole du journal était une langue parlée et comprise du seul diariste. Constant le dit d’ailleurs dans ce passage : « Les autres sont les autres : on ne fera jamais qu’ils soient soi. » « Chaque homme est dans sa nuit », pour paraphraser le titre de Julien Green. Peut-être encore, le caractère grec offre une manière ludique de créer une distance entre l’alphabet du vécu quotidien et celui de l’analyse. La rédaction même du journal est tendue entre la recherche d’une élucidation de soi, par la disposition dans la page, et le sentiment d’une irréductibilité, de la bizarrerie propre à chacun.

L’élément suivant que je voudrais retenir dans cet extrait, c’est la situation de la lecture : il est en voyage et passe une nuit dans une auberge avant de repartir pour Neuvy. Celui qui écrit ce journal est un sujet errant, sans patrie. Le journal est dès lors : « cet auditeur si discret que je suis sûr de retrouver tous les soirs, est devenu pour moi une sensation dont j’ai une sorte de besoin ». Il est en quelque sorte la terre où s’enraciner, le point auquel s’orienter dans l’errance. Dans ces journaux, Constant est souvent en voyage, avec plusieurs points : Coppet, bien sûr où il retrouve Germaine de Staël ; mais aussi la région, à Rolle où habite sa tente Mme de Nassau, à Lausanne ou Genève. L’Allemagne, à Gottingue, où il s’installe avec sa deuxième femme, Charlotte von Hardenberg. En France, à Paris, ou aux Herbages, dans la Val d’Oise où il a une propriété, dans le Jura, près de Dôle, où s’est installé son père. Cette vie mobile, le place constamment face au désir de trouver un lieu :

Dîné chez Mme de Nassau, avec mes cousines. […] Il est certain que ce pays n’offre aucune ressource intellectuelle. Il est impossible de s’y fixer sans se résoudre à dévorer la moitié de ses pensées, et l’on courrait risque, moi surtout, mobile comme je le suis, de perdre une partie de ses facultés faute de rencontrer quelqu’un qui prît intérêt aux idées et aux occupations littéraires. On ne serait compris sur rien. D’un autre côté, les Herbages sont inhabitables. […]. Deux mois entre Genève et ceci, une course aux Herbages, retour ici pour le reste de l’été, et l’hiver en Allemagne. Ce n’est que là que je serai encouragé à achever l’ouvrage qui fait l’unique intérêt, l’unique consolation de ma vie. (18 germinal an XII – 8 avril 1804).

Le diariste se décrit comme un sujet déraciné, mobile au sens littéral et dans tous les sens. Sous l’apparence d’une réflexion sereine sur le lieu où vivre se cache une véritable inquiétude au sens fort, augustinien d’absence de repos de l’esprit. Le choix d’un lieu en témoigne, car il s’agit bien aussi de trouver un plan de vie. La lucidité de diariste se heurte à la mobilité, à une intranquillité fondamentale.

Plus profondément, tout au long de ses journaux, BC s’interroge sur la réalité de son être, de son identité, voire de la réalité même de ses sentiments. Dans une séquence poignante des journaux, il raconte comment au moment de la mort de Jacques Necker il décide de refaire, à bride abattue, le voyage vers Weimar pour annoncer à Germaine de Staël la mort de son père. Sur le chemin, il écrit :

Ma tristesse est profonde. Mais j’ai assez de force et je crois que j’arriverai. Ce que j’ai, plus encore que de la force, c’est de la mobilité. J’ai des qualités excellentes, de la fierté, de la générosité, du dévouement : mais je ne suis pas tout à fait un être réel. Il y a en moi deux personnes, dont une, observatrice de l’autre, et sachant bien que ses mouvements convulsifs doivent passer. Je suis très triste : si je voulais, je serais, non pas consolé, mais tellement distrait de ma peine qu’elle serait comme nulle. Mais je ne veux pas, parce que Minette a besoin, non pas seulement de mon secours, mais de ma douleur. (21 germinal an XII – 11 avril 1804).

« Je ne suis pas tout à fait un être réel » : dans l’analyse même, le diariste en vient à douter de sa propre existence ; la lucidité met au jour la bizarrerie, comme si le sujet le plus lucide était celui qui s’égarait le plus, comme si la lucidité ne trouvait son aboutissement que dans la révélation des failles qui peuvent confiner à la folie. Un des traits les plus profonds de Constant est également dessiné : la dualité profonde de l’être, la part de soi qui observe l’autre ; la capacité aussi de la conscience à se distraire de sa tristesse. Cette dualité va jusqu’à une forme d’absurde. En février 1814, au moment où les armées napoléoniennes reculant, il hésite à quitter Gottingue pour la France :

Février 1814

16          Route d’Eimbeck à Göttingue. Voici le moment de la décision : si je ne rejoins pas le Prince d’ici, je manque l’occasion unique. Il faudra voir. Soirée chez Hinüber.

17          Visites. Causerie. Réflexions. Il faut partir pour la France presque à mon insu

L’insu n’est pas encore l’inconscient, l’acte manqué, mais il dit clairement qu’un acte peut échapper à la volonté et à la conscience.

Cette dualité profonde de l’être se retrouve dans le rapport aux autres et dans la vie sociale. Il y a tout d’abord le sentiment de l’irréductibilité des individus, comme on le lit dans la citation qui a servi de point de départ à ma réflexion : « Les autres sont-ils ce que je suis ? Je l’ignore. Certainement, si je me montrais à eux ce que je suis, ils me croiraient fou. Mais s’ils se montraient à moi ce qu’ils sont, peut-être les croirais-je fous aussi ? Il y a entre nous et ce qui n’est pas nous une barrière insurmontable. » Les logiques individuelles sont si fortes que je suis toujours un fou pour autrui.

Toujours dans cette citation, on trouve cette formule assez étonnante : « On met un caractère, comme on met un habit, pour recevoir ». Le caractère n’est pas donné, il est un masque social, posé sur un être spectral. L’écriture du journal repose aussi sur cet écart entre le masque social et l’être intime, car le journal est « une espèce de secret ignoré de tout le monde » (27 frimaire An XIII / 28 décembre 1804). Le journal manifeste un clivage, une dualité, voire une duplicité coupable. Ainsi, après le suicide de son ami Blacons, il note : « Parmi le mal que l’on m’a dit de ce pauvre diable, on lui a reproché d’avoir toujours fait un journal. Que dirait-on de celui-ci ? C’est un secret qu’il faut me garder bien soigneusement. » (12 germinal an XIII / 18 décembre 1804). Tenir un journal intime ouvre un espace du secret – au sens étymologique de « séparé » – où échapper à l’ordre social, se dérober à son contrôle.

Un des fils les plus forts de ce journal touche justement à la confrontation de l’individu à la société. Formé dans une tradition protestante, Constant sanctuarise le for intérieur qui se trouve incessamment affronté à un extérieur qui le menace, à ce qu’il appelle « ce préalable inconsenti, inconnu » auquel « il faut se soumettre, sous peine d’être brisé » (« Réflexions sur la tragédie », 1829). Cette vision est aussi au fondement de sa conception de la liberté moderne qui garantit à tout individu la liberté dans la sphère privée, alors que celle des anciens assujettissait cette sphère à la collectivité. La vie intérieure est hantée par cette pression extérieure. C’est une dimension du couple d’Adolphe et d’Ellénore, en lutte contre les codes sociaux des cours allemandes. Cette oppression de la société peut conduire à l’égarement, comme le montre cet exemple d’une femme rencontrée dans les rues de Paris :

En allant dîner, j’ai rencontré dans la rue une femme qui avait l’air tout à fait égaré, et qui s’est presque jetée sur moi, en me disant : Au nom de Dieu, Monsieur, secourez-moi. Mon premier mouvement a été celui qu’inspire assez naturellement l’habitude des grandes villes, c’est-à-dire, celui de la repousser. Le malheur est si multiplié dans ces rassemblements immenses d’hommes poussés les uns contre les autres, et en hostilité avec les institutions sociales qui les oppriment, et les apparences du malheur sont si fréquemment empruntées par la ruse et l’artifice, qu’on est porté à se mettre en garde contre des formes si souvent trompeuses. Comme je passais donc, sans l’écouter, cette femme retomba sur une borne, en disant : Oh, mon Dieu, pas un être secourable ! Je continuai mon chemin, sans être ému. Mais à mesure que je m’éloignais, le dernier cri de cette femme retentit toujours davantage à ma mémoire. Je luttai contre cette sensation, et je me fortifiais de ce que j’avais perdu cette femme de vue, de ce que j’avais fait près de 400 pas depuis qu’elle m’avait quitté etc. Cependant la sensation devenait toujours plus forte. Enfin, n’y tenant plus, je retournai sur mes pas, je reparcourus la rue, je passai une demi-heure à retrouver l’objet de cette pitié devenue si impérieuse, et je lui donnai beaucoup plus qu’il n’est dans mes facultés de donner. Nouvelle expérience. La douleur, vraie ou fausse, sera toujours toute-puissante sur moi. (5 pluviôse An XIII – 25 janvier 1805).

À se heurter en permanence contre les institutions sociales, la raison se brise.

La confrontation à la mort constitue un autre lieu où l’analyse touche à ses limites. Au fil des jours et des pages du journal, les morts se succèdent dans ses journées : Jacques Necker, dont il doit annoncer la mort à Germaine ; Blacons qui s’est suicidé, plus tard son père. Lui-même est régulièrement découragé, comme dans cet exemple où l’atmosphère militaire de l’Empire ajoute au poids de l’existence   : « Génération toute guerrière, toute avide de dangers, toute privée de sentiments, d’affections, d’opinions et d’idées. C’est l’abrutissement en serre chaude. Matinée misérable. Je suis triste et sans force. La campagne, la campagne ! Si je devais rester ici, j’y mourrais. Les affaires de Minette me tourmentent. Ma vie est vouée à partager son malheur. Puisse cette vie finir bientôt ! » (8 ventôse an XIII – 27 février 1805). Ce face-à-face avec la mort en ce qu’elle interroge l’existence donne lieu à une des plus belles pages de ces journaux, la méditation sur le cadavre de Julie Talma, qui se déploie en trois temps. Tout d’abord, celui de la stupeur devant la mort :

Elle est morte. C’en est fait, fait pour jamais. Je l’ai vue mourir. Je l’ai soutenue longtemps dans mes bras après qu’elle n’était plus. Le matin elle parlait encore, avec esprit, grâce et raison. Sa tête était toute entière, sa mémoire, sa finesse, sa sensibilité, rien n’avait disparu. Où tout cela est-il allé ? J’ai bien contemplé la mort, sans effroi, sans autre trouble que la douleur, et cette douleur était suspendue par l’espoir de la secourir encore une fois. Je n’y ai rien vu d’assez violent pour briser cette intelligence, que tant d’évanouissements non moins convulsifs n’avaient pas brisée. Cependant que serait-elle, cette intelligence, qui se forme de nos sensations, qui n’existerait pas sans ces sensations ? Énigme inexplicable ! Que sert de creuser un abîme sans fond ? (15 floréal an XIII – 5 mai 1805)

La Rochefoucauld reprenant Héraclite écrivait : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». Dans ce premier temps, Constant surmonte sa stupeur pour « contempler la mort », sans parvenir à résoudre l’énigme de la vie. Dans un deuxième temps, il personnifie la mort dans une vision qui renvoie aux allégories médiévales :

Sous d’autres rapports la mort est encore bien remarquable. Il semble que ce soit une force étrangère qui vienne fondre sur notre pauvre nature, et ne lâche prise qu’après l’avoir étouffée. Mme Talma, au moment de cette dernière crise, a eu le mouvement de s’enfuir. Elle s’est soulevée avec force, elle a voulu descendre de ce lit fatal. Elle avait toute sa tête, elle entendait ce que l’on conseillait autour d’elle, elle dirigeait les secours : quand elle entendait proposer quelque chose, elle en demandait d’une voix expirante. Deux minutes avant de mourir, elle indiquait de la voix et du geste ce qu’il fallait essayer. Qu’est-ce donc que cette intelligence, qui ressemblait à un général vaincu, donnant encore des ordres à une armée en déroute ?

Enfin, la proximité de la mort suscite d’étranges pensées dans le diariste lui-même :

Je l’ai revue après : une bizarre, avide, et sombre curiosité m’a conduit près de ce corps sans vie. Les yeux demi-fermés, la bouche ouverte, la tête renversée, les cheveux épars, les mains en contraction, plus d’expression douce, rien qui lui ressemblât !

 

Des frontières de la folie aux « folies »

La lucidité de l’analyse menée dans le journal traque et éclaire les moments où la force des émotions ouvre à la folie. Mais Constant accorde aussi ce terme au pluriel : trois passions principales le poussent à faire des « folies ».

La première est celle du jeu, dont Constant avait la passion. Il en parle dans Ma vie, à travers les dettes qu’il fait. Dans les Journaux, il l’évoque peu et allusivement, comme le 20 avril 1815 : « il faut renoncer au jeu et à l’amour ». C’est qu’il a subi des remontrances qu’il consigne le 11 avril : « Lettre de Mme de St[ael]. Désapprobation. » Or c’est une lettre que nous avons conservée – grâce à la publication de la correspondance de Germaine de Staël, on peut souvent compléter une allusion du journal. Elle lui avait écrit le 7 avril : « Combien il est pénible de voir un homme tel que vous faire par l’amour du jeu la plus triste des folies. » (Lettre du 7 avril [1815).

La deuxième grande passion de Constant, c’est la politique. Si, comme je l’ai rappelé, il tient ses journaux pendant un moment de vacance politique, le désir de la vie publique revient progressivement au moment de la fin de l’Empire. Constant intervient par des articles percutants dans les journaux, avant de chercher à retrouver une place. A tout prix. Dans la stupéfiante accélération de l’histoire provoquée par la chute de l’Empire en 1814, dupliquée en 1815 par le bref retour de Napoléon pendant les Cent-Jours, il entre à nouveau dans l’arène politique. Dans un premier temps, il mise sur Bernadotte, au moment où celui-ci, alors prince royal de Suède, caresse l’ambition de remplacer Napoléon ; il rejoint ensuite à Paris les royalistes modérés sous la première Restauration. Au moment où Napoléon revient de l’île d’Elbe, les royalistes quittent précipitamment Paris. Constant part, puis à mi-chemin revient pour négocier avec Napoléon et rédiger l’« Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire ». Ce revirement de celui qui avait longtemps été un opposant à l’Empire a été violemment critiqué, notamment par les royalistes, et offrira la matière à des caricatures d’un homme qu’on a représenté sous les traits d’un caméléon. Elle pose la question de la lucidité en temps de crise, face à l’actualité politique, et aux incertitudes de l’avenir. Les changements rapides mettent à rude épreuve l’esprit d’analyse et peuvent désorienter les têtes les mieux faites ; j’en donnerai un exemple, en mai 1814 au moment où les Bourbons reviennent en France, Constant tente de trouver une place, un rôle à jouer :

Mai 1814

29   Accablement toute la journée. Douleur physique à force de peine morale. Je n’entends rien à ma destinée. Jamais on n’a prodigué à un homme des éloges si exagérés. Jamais on ne laissa un homme dans un abandon aussi total. Déjeuné chez Lacretelle. Les éloges sans résultat me font plus de peine que de plaisir. Tentative désespérée auprès de La Harpe.

30   Visites. Je m’étourdis, mais la peine est au fond du cœur. Ma lettre sera montrée. Va pour le Caucase plutôt que Paris[1].

31    Fait un des trois chapitres à ajouter à la nouvelle édition. Folies d’imagination. Je me crois dédaigné de tout le monde et personne n’y pense. C’est moi qui ne prends pas ma place, et je crois qu’on me la refuse.

 

Le Caucase désigne sans doute par métonymie l’espoir d’obtenir une haute fonction politique en Russie auprès d’Alexandre Ier. L’ambition politique dans cette situation confuse le conduit à une forme de paranoïa où il se croit dédaigné de tous. Ce qui est de remarquable, c’est que dans le journal il réussit à se dédoubler et à prendre conscience de son interprétation délirante.

La vie amoureuse, complexe dans ces années, est la troisième et la plus féconde des raisons à faire des folies. C’est la part la plus romanesque et la plus célèbre des Journaux, car ces années correspondent pour Benjamin Constant à un moment d’indécision profonde : rester avec G. de Staël, ou partir, et épouser Charlotte de Hardenberg ? G. de Staël femme brillante, exceptionnelle, mais avec qui il a de constantes disputes et surtout qui l’empêche d’aller se coucher tôt : « Humeur de Biondetta sur ce que je ne veux pas veiller. Vous verrez que je me marierai pour me coucher de bonne heure. »

La valse–hésitation se poursuit pendant plusieurs années ; et certains épisodes tiennent du drame et du vaudeville : Charlotte et Benjamin doivent se rencontrer en cachette de Germaine d’une part, et de l’ombrageux M. Du Tertre, l’époux de Charlotte. Elles culminent dans des épisodes dramatiques, dont ce moment où Benjamin quitte Germaine de Staël pour rejoindre dans le Jura sous la neige :

Écrit à Minette. Ne suis-je pas fou ? Revenir à elle au moment où j’avais atteint par six mois de dissimulation le but de la quitter ! Enfin, Dieu bon et compatissant, pardonne-moi mes criminelles folies, et tire-moi de ma difficile situation ! Parti de Besançon. Pendant une partie de la route elle a été assez bien. Mais trois évanouissements se sont succédé, dont le dernier a duré une heure. Elle semblait morte. Dieu, que ferai-je ! Arrivé à Dole. (11 décembre 1807).

Face à l’impossible choix, la folie s’empare du diariste dans des pages palpitantes. On y partage l’indécision et les émotions de Benjamin dans ces situations de crise amoureuse.

Tout se finira par un mariage, avec Charlotte, avec qui il s’installera à Gottingue. A peine l’a-t-il fait que le regret s’empare de lui, que la situation se renverse :

Mauvaise nuit, parce que Charlotte n’a pas voulu se coucher. Entre autres choses, je me suis marié pour coucher beaucoup avec ma femme, et me coucher de bonne heure. Je ne couche jamais avec elle, presque, et nous veillons jusqu’à 4 heures du matin.

L’autre moment de folie amoureuse correspond au moment où il est séduit par Juliette Récamier, la femme à la mode de l’Empire et icône de l’Empire, comme David l’a représentée sur le fauteuil auquel elle donnera son nom, une récamière. En septembre 1814, en quête d’une plume pour Murat, un de ses amis, alors roi de Naples, elle invite Constant à venir la voir dans sa maison à Angervilliers. Benjamin mord à l’hameçon et les choses commencent doucement : « Mon amour me trotte par la tête. » (1erseptembre 1814), puis croît rapidement : « je n’ai été occupé que de Juliette. Quelle folie ! Joué pour me distraire. Gagné. » (4 septembre). Mais très vite, il souffre horriblement : « Nuit et matinée délirantes » (19 septembre 1814). Au fur et à mesure des entretiens, des lettres, l’analyste qui tente de savoir s’il est aimé ou simplement joué par une séductrice, oscille, sans réponse :

Je l’ai eu, cet entretien. J’ai fondu en larmes devant elle. Elle a été touchée de pitié. Elle m’a promis de me voir seule et de me laisser lui parler de mon amour. Mais j’ai bien observé son impression. Il n’y a point de goût, et même dans la pitié, son cœur est sec et froid. (23 septembre 1814)

Et une quinzaine de jours plus tard :

Je l’ai vue. Je suis une bête. Je dispute sur les synonymes, et je prends au tragique une personne essentiellement légère, romanesque par emprunt, et d’autant plus tenace qu’elle n’éprouve rien de tout cela dans son cœur. J’ai souffert comme un fou de la défense d’aller à Angervilliers, et quand je lui ai demandé ce matin : Qu’auriez-vous fait si j’y étais allé ? — J’en aurais été charmée. Il faut me le tenir pour dit, la voir le plus possible, tant que cela me sera agréable, pénétrer dans son cœur, si je le puis, et si elle en a un, mais ne pas faire d’une chose qui ne peut jamais être complète ou durable, un supplice, le plus bizarre et le plus intense qui ait existé. (7 octobre 1814)

Ayant l’impression d’être constamment joué par une glaciale et redoutable séductrice, Constant délire et dérive, incapable de prendre un parti. Dès lors, le journal connaît une nouvelle excroissance, dans la période où toute l’énergie du diariste est captée par cette femme qui lui échappe, mais à la fascination de laquelle il ne parvient pas à échapper. Amoureux éperdu, éconduit et désespéré, il se décide à partir, pour l’Amérique ou peut-être pour mourir, comme il l’écrit dans une lettre à Juliette Récamier.

Félicitez-vous. Mes malles se font, et je partirai dans la journée. […] Je pourrai à quelques lieues d’ici me mettre dans un lit d’auberge et y mourir seul. […]

Je n’en puis plus. Adieu. (Lettre 2601 [6 mars 1815]).

On le voit faire ses malles, prêt à partir, quand arrive un coup de théâtre :

Arrangements de départ. Nouvelles inattendues. Serait-il vrai que Buonaparte fût en France ? (23 septembre 1814).

La nouvelle du débarquement au Golfe Juan, le 1ermars, arrive à Paris. Ce qui rebat les cartes politiques, et détourne l’attention de Constant, désormais concentré sur le jeu du pouvoir.

Ce que ses journaux nous révèlent, c’est cette fragilité profonde, ces « étranges vacillations » affectives et intellectuelle, d’un homme pourtant si ferme dans son écriture, si percutant dans sa pensée et qui a mené avec constance des combats politiques fondamentaux sous la Restauration, qui lui vaudront la ferveur d’un public nombreux lors de ses funérailles. Les journaux donnent à voir les contradictions qui se jouent dans l’arrière-scène de la vie affective et intellectuelle ; y alternent des réflexion d’une grande fermeté et des vacillements profonds. Ce doute sur soi, sur ses liens affectifs, les positions politiques à prendre, les choix intellectuels à adopter, ces égarements du cœur et de l’esprit, cette marche du funambule entre raison et folie, c’est certainement une des dimensions les plus captivantes de ces journaux.

[1]« le Caucase » désigne sans doute par métonymie l’espoir d’obtenir une haute fonction politique en Russie.

 

Édition de référence : Benjamin Constant, Journaux intimes, éd. Jean-Marie Roulin, Paris, Gallimard « Folio Classique », 2017, 1152 p. – Prix « Benjamin Constant » 2018.