Conférence d’Olivier Mewly – le 26 septembre 2017 au Château de Coppet

Le Pays de Vaud, terre d’asile, terre d’exil : quel visage offre le Canton de Vaud à l’époque de Germaine de Staël ?

(extrait)

Un paisible Ancien Régime

A quoi ressemble le Pays de Vaud lorsque Germaine de Staël voit le jour le 22 avril 1766 ? Possession bernoise depuis 1536, depuis lors attaché au culte protestant, le Pays de Vaud vit globalement des jours paisibles. Terre avant tout agricole et surtout viticole, véritable « cellier » des Bernois, il profite des réformes qui s’invitent dans les techniques aratoires tout au long du XVIIIème siècle. Il est vrai que les Bernois ne sont pas à la traîne dans ce registre. Grâce à l’action de la Société économique, qui s’est déployée dans tout le territoire de la République à travers un dense réseau de « succursales », baillis et magistrats sont à l’affût des innovations techniques, qu’ils diffusent dans les champs et bourgades de part d’autre de la Sarine.

Et, avec sa capitale Lausanne, le Pays de Vaud participe de plain-pied à l’élan des Lumières. Le médecin Auguste Tissot reçoit sur les bords du Léman sa prestigieuse clientèle ; Suzanne Curchod, la mère de Germaine, y ouvre son salon avant de s’expatrier à Paris avec son mari. Une vie sociale brillante se développe, avec le soutien de princes, notamment russes, de passage, et la franc-maçonnerie y est florissante, malgré la méfiance qu’elle suscite chez leurs Excellences. Si Lausanne n’abrite pas les ateliers où se fabrique l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, contrairement à Genève et à Neuchâtel, l’imprimerie est néanmoins une industrie dynamique qui porte loin à la ronde la réputation des ouvrages qu’elle produit. Une Feuille d’Avis est fondée à Lausanne en 1762, d’autres suivront dans les principales localités de la région.

Une intense vie intellectuelle

L’intensité de la vie intellectuelle vaudoise se vérifie avec la création du Journal de Lausanne, par le pharmacien d’origine française Jacques Lantheires, qui paraîtra de 1786 à 1792. Cette publication, qui s’est donné pour mission de vulgariser les connaissances nouvelles dont le siècle est si friand, ne se désintéresse pas des recherches plus audacieuses, qui empruntent parfois des chemins plus avant-gardistes. Si elle ouvre ses colonnes aux inventions les plus importantes, comme le paratonnerre, elle ne néglige pas les débats plus sulfureux, comme ceux relatifs au magnétisme ou au somnambulisme. Le Journal de Lausanne offre ainsi une synthèse fascinante de l’effervescence scientifique de l’époque, une effervescence dont les sources multiples reflètent l’antagonisme entre, d’une part, une raison dont les Lumières, les physiocrates et les artisans de la révolution industrielle appellent la consécration et, d’autre part, son adversaire : le romantisme.

Nourri par la vision d’un univers réconcilié avec lui-même sous les auspices de la Nature, à la fois objet d’une curiosité scientifique inédite et refuge d’une humanité authentique, le romantisme se dresse contre le matérialisme du temps, contre une raison accusée d’assécher l’âme. Dans sa redécouverte du ressenti, de l’indicible, de l’inexprimé, cette philosophie se passionne pour les phénomènes naturels qui échappent à une raison trop axée sur le visible. Elle va ainsi, et paradoxalement, alimenter l’inventivité de la science du XVIIIème siècle finissant. Rationalisme et romantisme, dans la relation dialectique qu’ils nouent alors, forment le cadre matriciel d’où s’évaderont les principaux courants intellectuels des XIXème et XXème siècles. Les Lumières profitent directement du goût pour l’obscur, l’indéfinissable, que véhicule le romantisme : la médecine romantique jouera un rôle essentiel dans la compréhension des mystères du corps humain. Mais son influence politique n’est pas moins grande : la liberté individuelle ne s’affirme-t-elle pas dans une liberté plus large, collective ? Germaine de Staël, qui a assisté aux jeux alpestres d’Unspunnen en 1807, et Benjamin Constant puiseront dans cet « affrontement » les ingrédients d’une pensée libérale dont ils figurent parmi les géniteurs les plus éminents.

Mais si le Pays de Vaud, pays sujet, contemple de loin, malgré tout, l’essor des Lumières et ne peut s’insérer dans le circuit de diffusion de la célèbre Encyclopédie française, elle aura la sienne, due à l’imprimeur d’Yverdon, d’origine italienne, Bartolomeo de Felice. Cette œuvre, remarquable, contribuera aussi à répandre les nouveaux savoirs placés sous l’égide d’une raison chargée d’éclairer le présent et le futur, contre un Ancien Régime cible de critiques de moins en moins voilées, même dans les terres vaudoises. Car, alors que les esprits bouillonnent dans une réinvention du monde sous la conduite de la raison, les modes de gouvernement sont peu à peu remis en question. La Confédération, avec ses villes-Etat entourées de territoires sujets plus ou moins vastes, connaît certes des processus politiques moins absolutistes que dans les principautés environnantes. Mais les mœurs s’aristocratisent de plus en plus. Les rapports entre maîtres et sujets se tendent. La malheureuse aventure du Major Abraham-Daniel Davel, décapité en 1723, est sans doute isolée et n’illustre en rien, pour l’instant, d’éventuels soubresauts dans les possessions lémaniques du Canton de Berne. En revanche, dans l’Oberland bernois, à Fribourg ou à Lucerne, d’authentiques soulèvements populaires marquent une rupture entre gouvernants et gouvernés que ne parvient plus à masquer la politique jusque-là assez sage des oligarchies helvétiques.

Vers la Révolution

Au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle, les élites vaudoises, surtout urbaines, supportent de moins en moins l’arrogance des Bernois à leur égard. Privées de débouchés professionnels dans les hautes sphères de la république, voyant ses horizons de carrière irrémédiablement obstrués, elles manifestent une mauvaise humeur croissante. La Révolution de 1789 les libérera complètement. En 1790 et 1791, elles festoient, lors de banquets bientôt célèbres, à Lausanne et à Rolle, pour célébrer l’événement, sous le regard agacé des Bernois. Souvent formées au sein de la franc-maçonnerie, véritable état-major de la future révolution vaudoise, elles préparent le moment de la confrontation, inévitable depuis que les sanctions ont commencé à tomber sur plusieurs des leaders de cette opposition encore virtuelle. Amédée de La Harpe se voit confisquer ses biens, d’autres atterrissent dans les geôles bernoises. Son cousin Frédéric-César, initié à Naples et réfugié à Genthod depuis son retour précipité de Saint-Pétersbourg où il était précepteur des petits-enfants de Catherine II, en tire prétexte pour rallier Paris. Il parvient à stimuler l’ardeur du Directoire contre les Bernois, auteur des injustices dont sa famille est victime, et à prendre, avec le Bâlois Pierre Ochs, la direction d’une future révolution helvétique, digne fille de celle qu’a connue la France.

La Révolution finira par avoir lieu. Amédée, devenu un général hautement estimé par Bonaparte mais mort accidentellement sur le pont d’Arcole, est une référence de poids ; toutes les portes s’ouvrent devant Frédéric-César. Le Directoire, hypnotisé par le trésor de Berne, décide de diriger ses troupes vers la Suisse. Un incident survenu dans le Pays de Vaud offre l’occasion aux Français de franchir la frontière et d’amorcer la conquête « libératrice » la Suisse. Le 24 janvier 1798, les Vaudois proclament leur indépendance, sous la protection de la « Grande Nation ». La résistance des régions de montagne, avantagées sur le plan fiscal, sera vite réduite au silence. Cette indépendance toute neuve est cependant relative : La Suisse est transformée en République « une et indivisible » sur le modèle français. Vaud, baptisé Canton du Léman, est certes l’égal de Berne, mais comme simple préfecture d’un Etat centralisé, totalement désuni, et dans l’incapacité de s’organiser du fait de la présence quasi constante de troupes étrangères sur son territoire. Champ de bataille de l’Europe, pressurée par les Français qui font vivre leurs régiments sur le dos des populations locales, la Suisse républicaine est de plus secouée par quatre coups d’Etat. S’opposent les centralisateurs, en général issus des régions libérées de leurs anciens maîtres, comme Vaud ou Argovie, et les représentants des anciens cantons, qui veulent restaurer le système strictement fédéraliste qui prévalait avant 1798.

L’Acte de Médiation

Lieu stratégique de par les cols alpestres qu’elle possède, la Suisse est livrée au chaos, ce que ne peut tolérer Bonaparte, en train d’installer durablement son pouvoir sur l’Europe. Il convoque des délégués de la turbulente république collée aux Alpes en 1802 déjà. Un projet constitutionnel, dit de la Malmaison, est élaboré mais ne sera pas retenu. Une nouvelle convocation leur est adressée en 1803 tandis que l’Helvétie sombre dans les affres de la guerre civile. Il sortira de cette réunion, appelée la Consulta, l’Acte de Médiation. Inspiré, Bonaparte a trouvé une synthèse subtile pour régler le problématique cas helvétique : il reconstitue une Confédération similaire à celle de l’Ancien Régime, laissant chaque canton s’organiser comme il l’entend. Se prétendant fils de 1789, il abolit les territoire sujets et hisse les cantons libérés en 1798 au rang d’Etats « souverains » membres de la Confédération helvétiques, chacun doté de sa Constitution, avec ses propres autorités élues (pour les cantons qui avaient adopté un régime globalement démocratique pour l’époque comme Vaud). Ils jouissent surtout des mêmes droits que les composantes de l’ « ancienne » Suisse. La Confédération n’en reste pas moins un Etat satellite de la France maîtresse de l’Europe.

Conscient de leur dette envers le désormais Empereur, mais aussi de la haine ce que celui-ci inspire aux autres Confédérés, les Vaudois s’échinent à leur démontrer qu’ils méritent leur nouveau statut. Une triple mission attend le Petit Conseil, le gouvernement cantonal, conduit pas trois personnalités de premier plan : Auguste Pidou, Jules Muret et Henri Monod. Les autorités vaudoises veulent administrer la preuve qu’ils savent se débrouiller loin de l’orbite bernoise. Les premières élections du Parlement cantonal, le Grand Conseil, sont à ce titre rassurantes : les députés sont avant tout des modérés ; les extrémistes, à savoir les républicains les plus enragés et les nostalgiques de l’ère bernoise, sont marginalisés. Reste à édifier un Etat : l’activité législative est intense ; il s’agit de tout imaginer, quitte à reprendre, pour une période transitoire, les anciens règlements bernois lorsque cela peut s’avérer utile. Deux points sont essentiels : organiser une force militaire performante au cas où la Suisse, à laquelle il faut montrer son attachement, aurait besoin des bataillons vaudois pour se défendre, et mettre en place une saine administration, sage gestionnaire des deniers publics.

La chute de l’Aigle et les tourments vaudois

La période de la Médiation représente un temps de bonheur pour les Vaudois, qui découvrent les joies de la souveraineté. Mais le bonheur est de courte durée… En octobre 1813, à Leipzig, les troupes de la coalition emmené par le tsar russe Alexandre Ier écrasent les armées françaises et entreprennent la reconquête des terres allemandes, s’ouvrant la route vers la France. Les autorités vaudoises sont estomaquées, paralysées : que va-t-il advenir du jeune et fragile canton si son protecteur disparaît de la scène politique ? Henri Monod sonne le signal de la révolte. Il se souvient que son ami La Harpe, avec lequel il avait étudié le droit à Tübingen, a conservé des liens d’amitié puissants avec Alexandre. Serait-il possible de plaider auprès de lui la cause du canton ? Grâce à La Harpe, confiné à Paris par les autorités impériales, Monod peut rencontrer le tsar à Fribourg-en-Brisgau, qui l’assure de ses meilleures intentions à l’égard des Vaudois. Mieux encore : pour lui, il est exclu de céder aux revendications des Bernois soutenus par Metternich et empressés de récupérer leurs anciens bailliages vaudois et argoviens. Bien que créée par Napoléon Bonaparte, la Suisse des XIX cantons doit être préservée telle qu’elle a été dessinée par l’Acte de Médiation. La Diète confirme le principe. Mais Berne a rallié à sa cause les cantons patriciens de Fribourg et Soleure, et même les cantons à Landsgemeinde épris d’antiques traditions. Il compte défendre ses droits. Jean Capo d’Istria, l’émissaire d’Alexandre en Suisse, ne comprend pas tout de suite qu’il faudra forcer les Bernois et mise à tort sur leur respectueuse adhésion aux décisions de son maître.

Un climat de guerre civile s’installe dans le pays. Tout à coup inquiets, les Vaudois font feu de tout bois. La Harpe, depuis fin janvier 1814 admis dans l’intimité du tsar qu’il accompagnera comme secrétaire particulier durant tout le Congrès de Vienne, veille au grain et se bat pour son canton. Il n’hésite pas à prophétiser, devant les « grands » de ce monde qu’il croise dans l’entourage du tsar, une prochaine « Vendée » au cas où l’indépendance vaudoise serait remise en question. Ce ne sont pas de vaines menaces : Argoviens et Vaudois n’ont-ils pas esquissé des plans militaires communs au cas où les Bernois se seraient décidés à mobiliser ? Les Bernois finissent par comprendre qu’ils devront abandonner leurs possessions vaudoises au moment où le Congrès s’ouvre en octobre 1814. Ils caressent néanmoins l’espoir de pouvoir conserver l’Argovie mais devront de rendre à la raison. Leur délégué à dans la capitale autrichienne, dépité, devra se contenter, devant le comité des affaires suisses érigé pour débroussailler ce si complexe dossier helvétique, de reprocher aux anciens pays sujets leur ingratitude… La Suisse des XIX cantons est officialisée en décembre, puis confirmée après les Cent-Jours. Elle passera à XXII cantons après la signature des traités de Paris et Turin. Mais elle obtiendra aussi la garantie de sa neutralité, qu’elle convoitait : les puissances avaient aussi intérêt à garder une Suisse pacifiée et dans laquelle Berne n’aurait pas un poids excessif, au risque, sinon, de déstabiliser une région importante coincée entre la France, qu’il s’agit d’endiguer, et l’Autriche.

L’élan libéral : Germaine, Benjamin et les Vaudois

Le canton de Vaud est définitivement sauvé ! Un nouvel élan s’empare du jeune canton, dans l’ambiance libérale qui enveloppe les premières années de l’ère post-napoléonienne. La Harpe s’en réjouit mais sa joie sera vite brisée. L’assassinat, à Mannheim, du poète réactionnaire Kotzebue accusé d’être un espion à la solde du tsar par un étudiant membre de l’aile extrémiste de la Burschenschaft, le mouvement estudiantin libéral promoteur de l’unité allemande, réveille la rancœur de Metternich. La Sainte-Alliance, dont il est l’architecte et qu’il a fondée avec Alexandre, désormais aspiré par un mysticisme de moins en moins libéral, peut enfin révéler son potentiel. L’heure de la Restauration est venue ; les espérances libérales nées après la chute de l’Empereur sont évaporées. Le gouvernement vaudois prend peur : création du Français, leur canton ne devrait-il pas faire profil bas pour ne pas attirer sur lui les regards hostiles des grandes puissances ? Il en profite pour imposer au canton une restriction des libertés et s’enferme dans un autoritarisme pesant. Ulcéré, La Harpe, parmi d’autres, rejoint le mouvement libéral, qui émerge d’ailleurs partout en Europe, fer de lance de l’opposition aux princes, de retour aux affaires dans de nombreux Etats. Le mouvement libéral vaudois prend son envol derrière Charles Monnard, un disciple de l’ancien précepteur du tsar.

Le mouvement libéral vaudois se retrouvera à la pointe du libéralisme européen. Germaine de Staël et Benjamin Constant auraient-il déniché dans leurs compatriotes les ambassadeurs zélés de leur pensée ? On sait que La Harpe, s’il ne portait pas une estime sans borne aux amants terribles de Coppet, est un lecteur assidu des Principes de politique de Constant, qu’il annoté scrupuleusement son exemplaire de l’ouvrage et qu’il a calqué son propre libéralisme sur celui du natif de Lausanne. L’œuvre de Germaine est-elle connue des Vaudois ? On peut en douter. Il n’empêche qu’en théorisant un libéralisme à travers lequel la liberté individuelle s’accomplit dans la liberté collective, c’est-à-dire du groupe dans lequel vit l’individu, la nation, elle a posé les fondements du libéralisme comme lieu de rencontre entre le rationalisme et le romantisme. Apôtre du Moi libéré de toute tutelle, mais aussi de la nation comme réceptacle de sa liberté nouvelle dans un Tout reconstitué, Germaine de Staël aura ajouté un étage décisif au libéralisme de Constant, protégé par des institutions reformulées autour de la prédominance de la Constitution comme acte premier de la liberté. Le libéralisme suisse et vaudois s’inscrit dans la pensée de Constant et de Staël contre le retour réactionnaire que décrète la Restauration en Europe.

Olivier Meuwly