Conférence de Léonard Burnand 

Constant et Napoléon : les meilleurs ennemis*

Dans la galerie des opposants à Napoléon, l’écrivain et homme politique Benjamin Constant (1767-1830) occupe une place particulière. S’il fut, en tant que membre du Tribunat, l’un des premiers à avoir osé défier Bonaparte, et s’il fut ensuite, aux côtés de son amie Germaine de Staël, l’un des principaux instigateurs de la résistance libérale face à l’Empereur, il fut aussi celui qui accepta finalement de se rallier à son ennemi Napoléon durant le fameux épisode des Cent-Jours (mars-juillet 1815). Cette volte-face spectaculaire de Constant lui a attiré de vives critiques et lui a valu d’être qualifié d’opportuniste et de « girouette ». En retournant apparemment sa veste, Benjamin a prêté le flanc à la polémique et s’est discrédité aux yeux d’une partie de ses contemporains et de la postérité. Toute une légende noire – celle de « Constant l’inconstant » – a pris sa source dans la palinodie de 1815. Mais la réalité historique est-elle si simple ? Cette brève étude permettra de rouvrir le dossier et d’aller au-delà des idées reçues, en montrant que les rapports entre Constant et Napoléon furent bien plus complexes qu’on ne l’imagine.

Un adversaire encombrant

Si le revirement de Constant en faveur de Napoléon au moment des Cent-Jours frappe tant les esprits et fait couler autant d’encre, c’est parce que le Lausannois a fait figure jusqu’alors d’opposant déclaré au régime de l’Empereur. Dès le lendemain du Coup d’État de Brumaire (9 novembre 1799), Benjamin envoie une lettre à Sieyès pour lui faire part de ses inquiétudes concernant les véritables intentions du nouveau maître de la France : « Ses proclamations, où il ne parle que de lui, où il dit que son retour a fait espérer qu’il mettrait un terme aux maux de la France, m’ont convaincu plus que jamais que dans tout ce qu’il fait il ne voit que son élévation. »[1] Au début du Consulat, Constant s’attire les foudres de Bonaparte en s’efforçant de défendre les prérogatives du pouvoir parlementaire face à un exécutif devenu tout-puissant. Lors de son premier discours au Tribunat (5 janvier 1800), Constant plaide en faveur de l’indépendance de cette assemblée délibérante en des termes qui ne manquent pas de vigueur : « Sans l’indépendance du Tribunat, il n’y aurait plus ni harmonie, ni constitution, il n’y aurait que servitude et silence ; silence que l’Europe entière entendrait. »[2] Cette mise en garde contre les dangers d’une dérive despotique avait peu de chances de trouver grâce aux yeux du Premier Consul. La sanction tombe en janvier 1802, lorsque Bonaparte procède à l’épuration du Tribunat, afin d’en écarter les membres susceptibles de s’opposer à sa politique autoritaire ; sans surprise, Benjamin est l’une des victimes de cette manœuvre brutale. Cette éviction marque un point de non-retour : la rupture entre les deux hommes est inévitable.

Le contentieux s’aggrave encore l’année suivante, quand Germaine de Staël est exilée par Bonaparte, lequel redoute l’influence de cette femme de lettres et considère son salon parisien comme un foyer d’agitation idéologique et un repère de factieux[3]. Au château de Coppet, Constant partage la disgrâce de son amie et orchestre avec elle la contre-offensive face au régime napoléonien. C’est dans cette perspective qu’il s’attelle durant ces années de proscription à la rédaction de traités politiques dans lesquels il pose les fondements de sa doctrine libérale. De tels ouvrages peuvent être lus comme une attaque frontale contre le régime napoléonien et sont par conséquent impubliables sous l’Empire, dans la mesure où la censure les aurait immédiatement mis au pilon, à la manière du traitement qu’elle inflige en 1810 au célèbre De l’Allemagne de Mme de Staël. Dans un tel climat, Constant ne parvient donc pas à diffuser aussi largement qu’il le souhaiterait les réflexions anti-bonapartistes qui ont inspiré bon nombre de ses écrits politiques.

Toutefois, la débâcle de Russie en 1812 puis la défaite de Leipzig en 1813 marquent le début de la fin et laissent entrevoir un effondrement prochain de l’Empire. Dans ce contexte de crépuscule impérial, Benjamin peut enfin exprimer par la voie de l’imprimé tout le mal qu’il pense de Napoléon[4]. Puisant dans les manuscrits qu’il avait dû laisser inédits, il rédige De l’esprit de conquête et de l’usurpation, un réquisitoire cinglant contre le principe même de la dynamique napoléonienne : la guerre de conquête. Publié en janvier 1814 à Hanovre, cet ouvrage dénonce la dictature militaire de l’Empereur et présente la politique guerrière comme un moyen devenu anachronique dans un monde moderne désormais régi par les lois du commerce.

Le tournant des Cent-Jours

Le 15 avril 1814, quelques jours seulement après l’abdication de Napoléon, Constant revient à Paris et se signale aussitôt par une intense activité de publiciste. Dans cette France de la première Restauration, il multiplie les brochures en faveur de la Charte constitutionnelle octroyée par Louis XVIII, dans l’espoir de faire pencher la balance dans le sens du parlementarisme, en insistant sur le caractère contractuel du nouveau régime en place.

Cependant, le vent de l’Histoire tourne à nouveau : le 1er mars 1815, Napoléon, qui s’est échappé de l’île d’Elbe, débarque à Golfe-Juan. Le « vol de l’Aigle » a commencé ; dix-neuf jours plus tard, le revenant entrera dans Paris en vainqueur. Dans l’intervalle, la capitale retient son souffle. « Rien dans l’histoire n’a ressemblé à ce quart d’heure », écrira Victor Hugo[5]. Tandis que Napoléon remonte vers Paris, Constant se range fermement du côté de Louis XVIII, non pas par royalisme mais par conviction que les circonstances dramatiques du moment peuvent contraindre la monarchie menacée à tenter de se sauver en scellant enfin une véritable alliance entre la Couronne et les libéraux, afin de rallier la France des notables à la cause du roi. Tel est donc le pari que fait Constant : il s’agit de profiter du coup de théâtre que représente le retour de Napoléon pour forcer le régime des Bourbons à tourner définitivement le dos à l’Ancien Régime. Envisagé de la sorte, le « vol de l’Aigle » peut constituer une aubaine pour les partisans de la Charte, à condition bien sûr que l’Aigle soit vaincu.

Constant y croit encore le 19 mars, lorsqu’il publie dans le Journal des Débats un article retentissant qui invite les Français à se regrouper autour de leur monarque et à tout faire pour repousser l’ancien Empereur. Mobilisant toutes les ressources de l’invective, Benjamin transforme ce texte en une diatribe incendiaire contre Napoléon, qu’il compare à Attila ! Et il termine ce morceau de bravoure par une annonce tonitruante qui lui sera amèrement reprochée par la suite : « Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. »[6] Manque de chance pour le Lausannois : dans la nuit qui suit la parution de l’article, Louis XVIII s’enfuit de la capitale et prend le chemin de l’exil ; le 20 mars au soir, Napoléon arrive à Paris et s’installe dans un palais des Tuileries déserté par le roi.

Ainsi, à peine l’article du Journal des Débats est-il publié qu’« Attila » a déjà repris le pouvoir. C’est peu dire que Constant, gravement compromis, se trouve alors dans une position hautement périlleuse. Néanmoins, à son grand étonnement, il constate que Napoléon, loin de vouloir sa peau, est au contraire disposé à collaborer avec lui. Le revenant de l’île d’Elbe a pris la mesure de la situation et a bien compris qu’en son absence, la France avait connu des changements politiques significatifs qui rendaient impossible un retour complet à l’autoritarisme qui avait prévalu sous l’Empire. En d’autres termes, pour s’assurer le soutien indispensable des élites, l’Empereur est obligé de composer avec celles-ci et de se plier à la nouvelle donne en acceptant de bâtir un régime constitutionnel d’inspiration libérale. Afin d’opérer cette synthèse improbable entre bonapartisme et libéralisme, Napoléon se résout à faire appel à son éternel opposant : il propose en effet à Constant, porte-parole des libéraux et théoricien reconnu du parlementarisme, de rédiger l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire.

Nommé Conseiller d’État, Benjamin accepte le mandat qu’on lui confie et produit en l’espace de quelques jours un texte constitutionnel qui renforce ouvertement le pouvoir législatif au détriment de l’exécutif et qui garantit l’indépendance de la magistrature, la liberté des cultes, la liberté de la presse et le droit de pétition[7]. Bientôt surnommé la « Benjamine », l’Acte additionnel est promulgué le 22 avril 1815. Ce texte offre à la France le modèle politique le plus libéral qu’elle ait connu jusque-là. Imposée par les circonstances, cette union insolite du bonapartisme et du libéralisme constantien était-elle viable ? On ne le saura jamais, puisqu’à peine deux mois plus tard, la déroute de Waterloo (18 juin) et la seconde abdication de Napoléon qui s’ensuit vont empêcher la mise en application de ce programme politique qui était censé poser les bases d’un « Empire libéral ».

Évidemment, la volte-face de Constant durant les Cent-Jours ne pouvait que frapper d’étonnement la plupart des contemporains. Alors que le 19 mars, le Lausannois lançait bruyamment l’anathème contre le tyran sanguinaire échappé de l’île d’Elbe, le voilà métamorphosé quelques semaines plus tard en conseiller de Napoléon chargé de rédiger la nouvelle constitution impériale ! Ce brusque revirement suscite de nombreuses réactions et lui attire de vives critiques de la part de ses ennemis, lesquels ne manquent pas l’occasion de fustiger la versatilité de Benjamin et d’ériger celui-ci en archétype du parjure cynique et opportuniste. Dès le début de la seconde Restauration (juillet 1815), Constant est assimilé à une figure politique qui fait fureur dans la littérature polémique de cette période : la girouette[8].

En août 1815, paraît le Dictionnaire des girouettes, dont le succès fulgurant témoigne de l’intérêt soutenu que le public accorde à cette question. Comme on peut s’y attendre, Constant occupe une place de choix dans ce dictionnaire, qui couvre de ridicule celui qui a clamé, juste avant son ralliement à Napoléon, qu’il « n’irai[t] pas, misérable transfuge, [se] traîner d’un pouvoir à l’autre »[9]. Dans la même veine éditoriale, le Dictionnaire des Protées modernesreproche au Lausannois de « détruire le lendemain ce qu’il a édifié la veille ; on peut dire de lui qu’il est seulement constant dans son inconstance »[10]. Le même angle d’attaque est adopté dans les caricatures et les chansons satiriques de l’époque, lesquelles dépeignent Benjamin sous les traits d’un caméléon qui change de couleur en fonction de la conjoncture politique.

La légende noire est en marche… Façonnée par les publicistes, les caricaturistes et les chansonniers dans le bouillonnement des controverses de 1815, l’image dégradante de la girouette collera dorénavant à la personne de Constant et exercera une influence aussi durable que néfaste sur sa réputation, au point de souiller le beau costume du « maître d’école de la liberté ».

La fidélité aux principes

À première vue, la cause semble entendue : la volte-face des Cent-Jours est censée classer irrémédiablement « Benjamin l’inconstant » dans la vile catégorie des girouettes qui tournent à tous vents et se rallient sans états d’âme aux puissants du moment. Cependant, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que l’interprétation « traditionnelle » du rôle de Constant en 1815 se focalise à tort sur les apparences au lieu de s’intéresser au fond de la question : en demeurant à la surface des choses, cette lecture manque l’essentiel et passe donc à côté de ce qui se joue réellement durant les Cent-Jours entre le théoricien libéral et l’Empereur revenu de l’île d’Elbe.

Constant lui-même a pourtant donné la clé de l’énigme dès les années 1819-1820, en publiant dans La Minerve française une série de « Lettres sur les Cent-Jours » qu’il a ensuite rassemblées dans deux volumes ayant pour titre Mémoires sur les Cent-Jours. Dans cet exposé rétrospectif, il s’emploie à démontrer que son ralliement à Napoléon en avril 1815 ne fut pas la palinodie que l’on croit : le fait d’accepter cette collaboration avec l’Empereur ne l’a aucunement conduit à renier par opportunisme ses convictions profondes ; au contraire, ce pacte avec son ancien adversaire fut pour lui un moyen de rester fidèle à ses idéaux politiques, en profitant des circonstances pour mettre enfin en pratique son programme libéral. Benjamin met ici en évidence l’élément décisif qui constitue la clé de toute l’affaire : ce n’est pas lui qui a changé de cap en 1815, c’est Napoléon ! C’est bel et bien l’Empereur qui a opéré un véritable revirement, non par choix mais par nécessité tactique dans une conjoncture bien spécifique. Or, pour Constant, peu importe que cette conversion de Bonaparte au libéralisme soit davantage le fruit d’un calcul que d’une adhésion sincère : seul compte en définitive le résultat de l’opération, à savoir la possibilité concrète d’infléchir le nouveau régime impérial dans le sens du parlementarisme et de la limitation du pouvoir qu’il n’a cessé d’appeler de ses vœux : « Napoléon, après le 20 mars, me parut différent du Napoléon qui avait asservi la France et l’Europe ; […] après son retour, j’ai cru la liberté possible, sous le gouvernement qu’on l’obligeait d’établir »[11].

Aux yeux de Benjamin, il importait de saisir en 1815 cette occasion inespérée d’instaurer un régime conforme à ses idées libérales, même si cela supposait de s’associer à un homme qu’il avait longuement combattu auparavant et pour lequel il n’éprouvait aucune sympathie. L’objectif prioritaire pour Constant consiste à favoriser, à tout prix et par tous les moyens, l’adoption et l’application d’une constitution respectueuse des libertés fondamentales, et ce quelle que soit la nature du régime mis en place : « J’ai toujours cru que la liberté est possible sous toutes les formes ; qu’elle est le but, et que les formes sont les moyens. »[12] Tout est dit : le fond prime sur la forme. Sur la base d’une telle conception de la politique, il devient parfaitement admissible, et même logique, d’être disposé à se rallier aussi bien à la monarchie tempérée d’un Louis XVIII qui serait pleinement solidaire de la Charte qu’à l’Empire libéral d’un Napoléon qui aurait renoncé au despotisme au profit de l’Acte additionnel. Dans un cas comme dans l’autre, l’enjeu central est identique : il faut que l’autorité soit limitée et que l’exercice des libertés individuelles soit garanti. Si ces conditions primordiales sont remplies, on peut s’accommoder aussi bien du « roi podagre » que de l’« ogre de Corse », tant que le but essentiel est atteint.

Il ressort de toutes ces considérations un Constant beaucoup moins inconstant que celui qu’on a trop souvent dépeint à la légère sans chercher à comprendre les véritables ressorts de son engagement. Benjamin fut fidèle à ses convictions par-delà la diversité des régimes auprès desquels il s’est rangé. Dès lors, au lieu de stigmatiser l’infidélité dont il a parfois fait preuve vis-à-vis des personnes et des clans, dont les intérêts sont fluctuants, il serait sans doute plus judicieux de mettre l’accent sur sa fidélité envers les principes, qui sont quant à eux immuables.

Léonard Burnand
Directeur de l’Institut Benjamin Constant (Université de Lausanne)

* Texte à paraître en 2020 dans la Revue du Souvenir Napoléonien.

[1] Lettre de Benjamin Constant à Emmanuel-Joseph Sieyès du 10 novembre 1799, in Œuvres Complètes de Benjamin Constant (désormais OCBC), série Correspondance, Tübingen, Niemeyer, 2003, t. III, p. 455.

[2] Benjamin Constant, Discours au Tribunat, in OCBC, série Œuvres, t. IV, p. 83.

[3] Voir Léonard Burnand, « Madame de Staël et Napoléon : mythes et réalités d’un duel », in L. Burnand et al., Germaine de Staël, retour d’exil, Genève, Éditions Zoé, 2015, p. 45-77.

[4] Voir Léonard Burnand et Guillaume Poisson (dir.), Comment sortir de l’Empire ? Le Groupe de Coppet face à la chute de Napoléon, Genève, Slatkine, 2016.

[5] Cité dans Emmanuel de Waresquiel, Cent Jours : la tentation de l’impossible (mars-juillet 1815), Paris, Fayard, 2008, p. [7].

[6] Journal des Débats, 19 mars 1815, p. 1.

[7] Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, in OCBC, série Œuvres, t. IX/2, p. 575-622.

[8] Voir Pierre Serna, La République des girouettes (1789-1815 et au-delà). Une anomalie politique : la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

[9] Dictionnaire des girouettes, Paris, A. Eymery, 1815, p. 92-94.

[10] Dictionnaire des Protées modernes, Paris, Davi & Locard / Delaunay, 1815, p. 62.

[11] Benjamin Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, in OCBC, série Œuvres, t. XIV, p. 124.

[12] Ibid., p. 116.