Conférence du 25 mai 2016

Corinne et les prémices de l’inconscient

J’aimerais d’abord remercier Martina de m’avoir invitée une nouvelle fois à participer aux « Rencontres de Coppet ». C’est toujours un plaisir de pouvoir revisiter avec vous l’univers staëlien et ses monuments puisqu’après De la littérature l’an dernier, dont j’avais essayé de vous montrer qu’il se voulait un programme de réconciliation de la nation et des beaux-arts après le traumatisme de la Révolution, c’est cette année Corinne ou l’Italie, roman le plus célèbre de Staël à son époque et encore aujourd’hui, qui sert de fil conducteur au voyage des « Rencontres ».

Tout oppose à priori De la littérature et Corinne ou l’Italie :

–         le contexte de publication, puisque Staël écrit son traité programmatique à l’âge de 34 ans, au moment où elle lance véritablement sa carrière, alors qu’elle publieCorinne ou l’Italie sept ans plus tard en auteur consacré, mais aussi exilé puisque sa notoriété et le succès de Delphine, son premier roman publié en 1802, lui valent une interdiction du territoire parisien, puis national.

–         Staël compose donc De la littérature sur le sol français, alors que la rédaction deCorinne commence après une vie de voyages et de dépaysements, Staël ayant décidé de convertir l’ordre d’exil en opportunité de découvrir la culture européenne : d’abord l’Allemagne, où elle voyage entre 1802 et 1804, puis l’Italie où elle séjourne en 1805.

–         le modèle générique. De la littérature était un traité, philosophique, esthétique et moral, alors que Corinne ou l’Italie est un roman. Ce changement de registre est d’autant plus significatif que l’écriture romanesque reste très mineure dans le corpus staëlien : Staël ne s’y aventure que deux fois, même si elle écrit aussi quelques nouvelles publiées en 1796. Il s’agit donc d’un choix qui engage et qu’il faudra, à ce titre, interpréter.

Cette différence est pourtant trompeuse et bien des liens profonds unissent en réalité De la littérature et Corinne ou l’Italie

–         un objectif thérapeutique : si De la littérature se voulait un pont jeté par-dessus la fracture de la Révolution, Corinne ou l’Italie se veut quant à lui une invitation àréconcilier les contradictions du caractère : l’aspiration à l’ordre et l’appel du désordre, la raison et l’imagination, la maîtrise et l’élan spontané, l’obéissance et la passion, l’interdit et l’abandon.

  • Déplacement de la problématique de la fracture sur scène subjective, voire psychique. Tensions de l’âme qui font désormais objet de la réflexion.

–         un modèle expérimental : le terme de « réflexion » est choisi à dessein car Staël, en composant son roman majeur de 1807, ne renonce pas totalement à l’objectif théorique ni philosophique du traité : son récit constitue à ce titre un ouvrage hybride, voire, pour reprendre la métaphore choisie par Montesquieu dans sa préface des Lettres persanes en 1721, « une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on la regarde » : l’image évoque, chez Montesquieu, la structure composite d’un texte qui mêle les considérations philosophiques et politiques et la fiction. La même ambivalence caractérise Corinne, qui s’inscrit de manière problématique dans le registre de la fiction :

o   dès son titre : Corinne ou l’Italie annonce moins un roman qu’un texte qui entrelace la fiction et le récit de voyage, l’intrigue et la découverte d’un pays. Staël explicite d’ailleurs à plusieurs reprises dans sa Correspondance la dualité de son projet :

J’écrirai une espèce de roman qui serve de cadre au voyage d’Italie, et je crois que beaucoup de pensées et de sentiments trouveront leur place là.

[Lettre à Jean-Baptiste Suard du 9 avril 1805, Correspondance générale, t. V, p. 532-533]

Je vous suis très reconnaissante, Madame, de ce que vous voulez bien me mander sur Corinne. Il me semble que les personnes qui n’ont pas été en Italie préfèrent le roman au voyage, et celles qui ont été en Italie préfèrent le voyage au roman. Il me semble à moi que l’un était nécessaire à l’autre.[Lettre à Mme de Tessé, 10 juin 1807, Correspondance générale, t. VI, p. 265].

Le livre s’ouvre donc sur une double nature assumée, « une espèce de roman » : non la juxtaposition gratuite d’une fiction et d’un guide de voyages, comme les quelques détracteurs du roman le lui reprochent malgré la réception élogieuse et le succès européen dont bénéficie Corinne en 1807, aussitôt réédité deux fois, mais partition enchevêtrée qui mêle voyage, sentiments et « pensées », quitte à ce que mélange forme un objet étrange

  • choix assumé d’exhiber une altérité, de composer le roman comme un tissu composite, inassignable à un seul élément.

par le système des personnages : il confirme le choix de l’hétérogénéité puisque Staël met au cœur de son récit un couple antagonique : un jeune lord écossais soumis à l’autorité paternelle, à l’obéissance à sa patrie, à l’interdit de l’amour et du désir et une poétesse italienne affranchie des conventions sociales, dévouée à l’imagination et à la liberté. Le schématisme de ce duo problématise la vraisemblance de l’intrigue et de la passion qui unit très vite Oswald l’homme du Nord à Corinne la femme du Midi : peut-être faut-il alors imaginer une autre fonction à ce couple, moins narrative qu’anthropologique : et si Oswald etCorinne incarnaient, sinon deux personnages, deux versants de la même identité ? Le roman retracerait alors, sous l’intrigue amoureuse et tragique, le conflit de deux énergies morales et de deux aspirations de l’âme : Staël accrédite elle-même cette hypothèse en troublant les repères de l’identification biographique.Corinne a unanimement été considérée comme projection de l’auteur, et ce dès la Notice sur le caractère et les écrits de Madame de Staël publiée en 1821 par Albertine Necker de Saussure :

… il y a une parité intime entre l’auteur et l’héroïne du roman : […] Corinne est l’idéal de madame de Staël, Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. [Notice, p. ciii]

L’interprétation biographique du personnage est alimentée et aggravée par plusieurs lectures des proches de Staël, dont Schlegel, pour qui il ne fait aucun doute que Corinneest le miroir de l’auteur, et par le choix du peintre François Gérard, en 1818, lorsqu’il donne les traits de Staël au visage de l’héroïne dans le tableau hommage commandé par Juliette Récamier : Corinne au cap Misène.

Or si les indices abondent à l’évidence d’une résonance entre Staël et son personnage,Oswald présente lui aussi plusieurs caractéristiques qui le rapprochent de l’auteur, à commencer par une circonstance majeure : il vient de perdre son père, à qui il vouait une profonde admiration, et ce deuil éprouvant résonne étroitement avec celui de Staël : la mort de Jacques Necker, le 9 avril 1804, constitue l’événement le plus douloureux de son existence, d’autant que Staël l’apprend lors de son voyage en Allemagne, tout commeOswald qui se trouve à Paris, pendant la Révolution, lorsqu’il reçoit la lettre fatale (p. 332). Oswald perd alors, avec père, le sens de son existence :

J’avais foi aux paroles de mon père comme à un oracle, et les incertitudes qui sont malheureusement dans mon caractère cessaient toujours dès qu’il avait parlé. […] Mon père n’a jamais su, il n’a jamais pu savoir à quel point je l’aimais. (p. 316).

 La fascination exercée par cette figure paternelle vaut à Oswald de garder toujours sur lui un exemplaire des pensées et maximes de Lord Nelvil, dont il lit plusieurs fois à Corinne des passages (p. 208-211). Or ce bréviaire, dont le texte cite plusieurs extraits, est en réalité composé de véritables pages empruntées auCours de morale religieuse de Necker, comme Staël s’en explique en note :

Je dirai, sans craindre qu’on attribue mon opinion à mon sentiment, que, parmi les écrits religieux, ce livre est l’un des premiers qui consolent l’être sensible et intéressent les esprits qui réfléchissent sur les grandes questions que l’âme et la pensée agitent sans cesse en nous-mêmes. (p. 591)

  • Le système des personnages donne donc l’impression que Staël a moins cherché la projection biographique que la mise en fiction de deux versants de son âme, comme elle l’avait déjà fait dans Delphine en imaginant un long dialogue épistolaire entre l’héroïne, Delphine et sa cousine Louise, à qui elle dit dévoile l’ensemble de son âme.
  • pourquoi ce dispositif narratif singulier ?

Staël compose peut-être Corinne ou l’Italie pour tenter de comprendre les mystères de l’âme humaine. Les profondeurs la fascinent et lui donnent très tôt l’intuition que psyché constitue une donnée complexe, composée de plusieurs strates qui juxtaposent un univers visible et un univers invisible et qui, même imperceptible, agit « à notre insu », pour reprendre phrase régulièrement utilisée par Staël (cf De la littérature, p. 371 : « … ces souvenirs qui disposent de nous-mêmes à notre insu »).

  • Exploration de ce territoire intérieur inspire la totalité de l’œuvre staëlienne : depuisDe l’Influence des passions, premier traité moral publié en 1796 qui s’achève sur le constat (je cite), que « les profondeurs de l’âme sont difficiles à sonder » à De l’Allemagne où Staël formule explicitement l’hypothèse d’un moi clivé et partagé entre plusieurs instances:

Il s’opère des changements continuels en nous par les circonstances extérieures de notre vie, et néanmoins nous avons toujours le sentiment de notre identité. Qu’est-ce donc qui atteste cette identité, si ce n’est le moi toujours le même, qui voit passer devant son tribunal le moi modifié par les expressions extérieures ? [De l’Allemagne, III-7, « Des philosophes les plus célèbres de l’Allemagne avant et après Kant »]

  • Ampleur de cette réflexion autorise à situer Staël parmi le auteurs qui ont approché au plus près l’inconscient, ce qui justifie le titre choisi pour cette conférence.

Ce dernier mérite toutefois une explication : il peut paraître anachronique d’associer à l’œuvre de Staël, composée entre 1796 et 1818, une notion théorisée par Freud en 1896 seulement, puis explorée et approfondie dans les grands traités composés entre 1910 et 1915. Pourtant, Freud précise à de nombreuses reprises qu’il a nommé et théorisé une notion qui lui préexistait et dont les œuvres littéraires constituaient un instrument d’exploration privilégié : « Les poètes et les philosophes ont découvert l’inconscient avant moi ».  Il le démontre en analysant lui-même plusieurs textes, comme ceux d’Hofmann ou de Dostoïevski, où il lit la préfiguration de phénomènes psychiques que la psychanalyse transformera ensuite en symptômes cliniques et en descriptions scientifiques. Curieusement et malheureusement, l’œuvre de G. de Staël ne fait pas partie du corpus freudien et rien n’indique même que Freud ait jamais lu un seul de ses textes.

Il arrive toutefois que certaines œuvres, même si elles n’ont jamais fait l’objet d’analyse de la part de Freud, soient ensuite créditées d’un rôle majeur dans l’élaboration progressive d’une théorie de l’inconscient à la fin du xixe siècle : cas, par exemple, du corpus de Maupassant, auquel Pierre Bayard consacre une importante étude en 1994 intitulée Maupassant, juste avant Freud et dont l’objectif consiste à montrer que « l’inconscient est au cœur de l’œuvre de Maupassant » (p. 11).

  • rien de tel pour Staël : elle a fait au mieux l’objet de lectures dites « psychanalytiques », c’est-à-dire soucieuses de repérer, dans ses textes, les symptômes de troubles identitaires ou de la conscience : hystérie, chez nombreux détracteurs de Staël dès le XIXè, complexe d’Œdipe plus couramment tant la fascination exercée par la figure paternelle joue un rôle déterminant dans l’existence réelle de Staël et dans la construction de ses héroïnes. Staël était pourtant très lucidesur le poids excessif de son père dans sa vie comme elle l’écrit dans la Vie privée de M. Necker, l’hommage posthume qu’elle compose pour sa mémoire en 1804 :

Cette certitude que j’avais qu’il pénétrait tout, a formé mon caractère d’une manière qui m’a souvent nui dans ma relation avec les autres hommes. [Manuscrits de M. Necker, publiés par sa fille, Genève, Paschoud, an XII, p. 105]

Nombreuses sont donc les études qui ont insisté sur des nœuds relationnels dont Staël était tout à fait consciente, alors qu’elles sont beaucoup plus rares à avoir mis au jour, chez Staël, une tentative d’apercevoir, de sentir, voir de théoriser ce qui s’appellera ensuite l’inconscient et qui s’appelle chez elle « l’énigme de nous-mêmes » ou l’altérité intérieure : « Il se passe tant de choses au fond de l’âme que nous ne pouvons ni prévoir, ni diriger » (p. 396-397).

  • Lacune d’autant plus dommageable que le corpus staëlien tout entier est traversé par la présence de cette force qui échappe à la conscience tout en la déterminant (enjeu de La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, Droz, octobre 2016). Elle joue un rôle particulièrement spectaculaire dans Corinne ou l’Italie, qui mérite vraiment d’être lu comme un roman des prémices de l’inconscient.

Deux éléments du texte m’aideront, je l’espère, à vous en convaincre :

1-    Les pathologies des personnages, tous deux aux prises avec les limites de la raison

2-    Le choix stratégique de l’Italie, pays du passé, de la mort, des ruines et de l’éruption de l’immaîtrisé

 

1Les pathologies des personnages, aux limites de la raison

Corinne ou l’Italie se présente d’emblée comme l’observation de deux cas pathologiques :

Oswald apparaît dès l’ouverture du récit comme malade : p. 27 : atteint de troubles respiratoires et p. 32, « il crachait le sang ». Le séjour en Italie est donc conseillé à des fins thérapeutiques, mais l’intérêt de ces symptômes est ailleurs : Oswald est présenté au lecteur moins comme phtisique que comme cas grave de mélancolie : p. 28 : « découragé de la vie » et coupé du monde p. 29 : «  ses souvenirs n’avaient plus rien de vivant… ». Mélancolie topos littéraire, depuis la Renaissance notamment, cf récent recueil de Starobinski, L’Encre de la mélancolie. Mais Staël infléchit ce mal dans une nouvelle direction, conformément à l’évolution des traitements à son époque : origine de maladie non plus théorie des humeurs, c’est-à-dire dérèglement des fluides du corps, mais souffrance morale, en l’occurrence deuil :  p. 28, « La plus intime de toutes les douleurs, la perte d’un père, était la cause de sa maladie ». Diagnostic confirmé par le Comte d’Erfeuil p. 38 : « Vous n’êtes malade que parce vous êtes triste ».

  • le roman s’ouvre donc sur homme rendu malade par la tristesse et le deuil, c’est-à-dire lien établi entre les troubles intérieurs et le corps, cf phrase célèbre et souvent interprétée dans l’optique purement romantique alors qu’elle dit autre chose de plus profond sur l’équilibre de l’être : p. 31, « l’âme se mêle à tout ».
    • Corinne dévoile l’existence, dans le caractère et les profondeurs secrètes de l’individu, d’une puissance incontrôlable, nourrie des souvenirs, des blessures personnelles et qui interdit de limiter l’individu à sa seule raison. Preuve spectaculaire en est donnée lors de grande scène de l’incendie d’Ancône au début du roman, p. 42 et sq : situation, propagation des flammes et deux quartiers restent menacés, guetto juif, aussitôt libéré par Oswald, puis reste « l’hôpital des fous », p. 43-44. Asile comme troublant miroir de l’âme mélancolique, présentée par Staël comme intrinsèquement tentée ou travaillée par la déraison.

en témoigne l’autre cas, plus troublant, de Corinne : apparemment comblée et Oswaldassiste, dès son arrivée à Rome, à son triomphe au capitole. Scène de gloire, qui surprend l’Anglais habitué à discrétion des femmes et ce d’autant que Corinne ne brille que par son esprit et les talents de son imagination, cf p. 53 : « une femme illustrée seulement par les dons du génie ».

Pourtant, des signes inquiétants voilent l’apparition solaire de Corinne : retenue (p. 52 : « un sentiment de timidité, semblait demander grâce pour son triomphe »), désir troublant de disparaître ou de dévoiler son impuissance et sa crainte : p. 54, « il lui semblait que Corinne avait imploré, par ses regards, la protection d’un ami ». Inquiétude aggravée par le mystère qui entoure la personne de Corinne : tout le monde ignore son nom, ses origines, son passé et le verrou maintenu sur cette partie de sa vie résiste même à ses proches amis et semble lui interdire la vie amoureuse (p. 70 : « Elle est jeune, riche et belle sans qu’on puisse savoir si elle a des amants ou non »). Ces failles objectives du personnage de Corinne problématisent même statut du personnage : semble désincarnée ou apparition purement idéale, « vêtue comme la Sibylle du Dominiquin dès son entrée en scène » (p. 52) et définie comme abstraction : « Corinne est une mélodie intellectuelle », déclare le prince Castel-Forte et « elle est l’image de notre belle Italie ». Identité de Corinne donc présentée d’emblée comme une faille, un manque ou un leurre : comme si elle n’était qu’une projection, écran destiné à voiler son être véritable.

  • cette ambiguïté se prolonge dans les talents même de Corinne : maîtrise tous les beaux-arts (poésie, danse, peinture, théâtre), mais particulièrement douée pourl’improvisation, cad vers librement inspirés et accompagnés de musique. A deux reprises dans le récit : au Capitole, consacrée à « la gloire et le bonheur de l’Italie » (p. 59) et p. 349, aux pieds du Vésuve dans campagne de Naples et intitulée « Les souvenirs que ces lieux retraçaient ». Talent, qui mêle l’imagination et l’analyse, décrit par Corinne à la demande de son auditoire comme expérience artistique sous le signe de la dépossession, p. 83-85 : « sans qu’une émotion vraie », cad réveil des profondeurs intimes, écho personnel très fort et qui surtout apparaît à l’insu même de la protagoniste p. 84-85 : « conversation animée, je m’abandonne, des vérités audacieuses, ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même » : altérité, dépossession de soi, fragilité aussi car oratrice tributaire de son auditoire et spectatrice de parole qui surgit en elle : « sentiments et pensées qui échappent à mes paroles ».Surgissement inconnu, qui fait de C moins artiste que réceptrice d’une énergie venue d’ailleurs : sa parole se révèle donc fragile : progressivement paralysée par timidité (p. 172 : « elle voulut commencer et elle sentit que l’émotion lui coupait la parole »), par choix du silence sur communication, puis par extinction de son génie, Corinne assistant muette, p. 580, à dernière improvisation donnée en son honneur, mais durant laquelle elle reste muette : « elle était si malade, qu’elle ne pouvait pas réciter elle-même des vers ».
  • déchéance de génie en femme mutique et prostrée finit par faire surgir profonde mélancolie de C : évidente chez O, dissimulée chez C mais tout aussi grave et inquiétante (cf p. 126 : « Il y a dans mon âme des abîmes de tristesse… »), au point deperturber effectivement sa raison : d’abord ponctuels et présentés comme « des mouvements tumultueux dans [s]on âme et qui sont plus forts que [s]a raison » (p. 389), jusqu’à folle errance dans rues de Venise p. 392, « sa raison s’égarait dans ce désert enflammé ». : symboliquement, voyage du retour et de l’aliénation la voit insensible à l’art et revenir à Rome invisible et voilée (p. 408), reparcourant monuments de nuit, sous la lune et extinction négative du talent, choix destructeur de C p. 410 : « lui que je préfère à l’indépendante destinée qui m’a fait passer des jours si heureux ».
  • d’où vient ce mal ? C et O partagent un passé douloureux : souvenirs et mystères enfouis à l’origine de leurs souffrances et de leurs désirs de dissimulation. Révélation de ce passé si importante qu’elle constitue principal nœud narratif : C se refuse à révéler son histoire, sinon sous forme d’une confidence écrite dans dernier tiers du roman, tandis qu’O attend lui aussi de longs mois pour entreprendre confidence de son passé (p. 304-305) et dans douleur : « Vous voulez lire jusqu’au fond de l’âme… Mes blessures vont se rouvrir, je le sens ». C’est donc bien, pour chacun d’entre eux,démarche archéologique qui les soulage ou les aide à tenter de cicatriser leurs plaies et Italie joue dans cette perspective rôle stratégique.

 

 2–    L’Italie ou la remémoration, la ruine et l’éruption

Plusieurs raisons expliquent évidemment le choix de l’Italie comme décor de Corinne : voyage effectif de Staël et unique expérience pour elle d’ouverture sensible aux paysages. Mais elle reste modérée et Staël s’ennuie, généralement, dans grandes villes italiennes. Pittoresque donc non suffisant et autres motifs, notamment symboliques dans l’exploration de la psyché qui intéresse Staël dans ce texte, qui plus est écrit pour soulager son deuil :

–         Italie pays dépourvu de centre : sans unité, mosaïque de différents états chacun doté d’une culture et identité propre : p. 160 : « … dans cette même Italie vous voyez ds différences de mœurs remarquables entre les divers états qui la composent ». Roman rédigé en 1807, cad quand armées françaises occupent Italie : depuis 1805, royaume d’Italie créé par Bonaparte dont il se nomme lui-même roi. Or plus intéressant pour Staël de privilégier passé indépendant et identité plurielle de l’Italie, cad juxtapositions de républiques et de royaumes indépendants avant la conquête : intrigue donc située « pendant l’hiver de 1794 à 1795 » (p. 27) et s’achève en 1803, soit avant annexion française et sa politique d’uniformisation. L’héroïne sera elle-même aussi composite que son pays : collection ou juxtaposition de langues ou de nationalités entre lesquelles il est impossible de choisir : p. 93 : « Qui donc êtes-vous, où avez-vous pris tant de charmes divers qui sembleraient devoir s’exclure ? » Donc identité plurielle.

–         Et identité passée : principale caractéristique de l’Italie qu’elle constitue mémoire du continent européen et de culture occidentale, comme Freud l’a lui-même souligné dans ses correspondances de voyage, Notre cœur tend vers le sud. Visiter l’Italie entraîne donc à pérégrinations sur les traces du passé et des souvenirs 257 : « Les solitaires se consolent de n’être rien, en considérant les monuments élevés par tous ceux qui ne sont plus » ou culte du souvenir spécifique en Italie, où noms propres évoquent passé lointain, mais rendu présent par magie des textes et des associations, p. 111 : « Il me semble qu’en prononçant ces paroles [Tibre] on évoque l’histoire et qu’on ranime les morts ». Terre idéale pour âmes endeuillées,parce qu’elle a aussi appris à sublimer la mort, qui fait partie de sa vie quotidienne et ne lui interdit pas joie, ni plaisirs et lumières des beaux-arts. Les tombeaux sont donc aussi témoignage d’une existence et miracle de cette résurgence jamais aussi spectaculaire qu’à Pompéï : p. 300 : « vie privée des anciens, interruption subite de la vie », cendres du souvenir.

  • dc analogie, dans Corinne, entre remémorations progressives des personnages et explorations des ruines italiennes, palimpseste de la mémoire.

–         arrive toutefois risque : pénétrer dans zones obscures de la mémoire, ce que la conscience refuse de voir et de prendre en compte. Menace inscrite dans structure même du roman : progression du Nord vers Sud, autrement dit de Italie des monuments officiels, des salons et des lieux culturels, du pays policé, vers le sauvage : la région napolitaine et ses lazzaroni, ses mœurs brutes, son énergie immaîtrisée, cf passage de frontières symbolique entre Nord et Sud p. 286, avec changement de végétation. Sauvage culmine aux approches du volcan p. 290, lors de l’arrivée à Naples. Absence de loi (p. 292), comme autre continent, aux rives de l’Afrique.

–         culmine dans ascension du Vésuve, p. 293 : preuve que les mystères outrepassent forces et raison humaine (p. 294). Faut-il en déduire que Corinne et Oswalddécouvrent alors l’inconscient ? Le refusent en tout cas : sombre dénouement deCorinne puisqu’aucun des deux personnages n’assument la puissance de cette révélation : réduits au silence, à l’échange de lettres ou confession différée et montée au Vésuve accélère leur séparation et l’extinction des talents de Corinne.

Corinne est donc bien un roman des « prémices de l’inconscient » : pour perses comme pour l’auteur qui s’en approchent, en allant le plus loin possible dans la tentative de figuration métaphorique de ces profondeurs de l’âme. Staël donne cependant à sa découverte voile de la fiction : il faudra attendre DLA pour qu’elle esquisse conceptualisation de ce revers de la conscience. Roman italien d’ailleurs né en Allemagne en 1804 : traversée, traductions, au cœur du passionnant voyage dans la psyché auquel nous convie Staël.

Stéphanie Genand