Conférence du 3 juin 2014

Censurer sous l’Ancien Régime : Sisyphe à l’œuvre

Un an avant les premières secousses de la Révolution, paraissait un petit volume in-12 de IV-123 pages intitulé : Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau. Publié sous le voile de l’anonymat, l’ouvrage était dépourvu de lieu d’édition et de nom de libraire-éditeur : les amateurs pouvaient y retrouver ce parfum de clandestinité qui était alors l’emblème de toute légitimité littéraire. De fait, il s’agissait de la première publication de Germaine Necker, baronne de Staël, alors âgée de 22 ans. On était aussi en présence de sa première rencontre avec la censure. Tirée clandestinement à petit nombre, l’impression reparut l’année suivante avec un titre de relai[1] et sous forme d’une « nouvelle édition augmentée » en IV-141 p. suivie de la lettre de la comtesse Alexandre de Wassy et de la réponse signée : « Necker, baronne de Staël » (10 p.) : ces éditions continuaient de dissimuler leur origine. D’autres parurent cette même année 1789 profitant du voile d’une clandestinité très publicitaire. Une édition en 118 p. : « Au Temple de la Vertu : chez le premier Restaurateur de la France » annonçait l’ère nouvelle.

 cette date, la Constituante avait débattu et proclamé le 26 août les divers principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Son article XI définissait ce qui fut considéré, jusqu’à la loi du 29 juillet 1881[2], comme le fondement juridique de la notion de « liberté de la presse ». L’article stipulait en effet :

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

La notion d’ « abus de la liberté » restait suffisamment vague pour permettre à l’autorité publique d’intervenir au nom de concepts moraux ou politiques qu’elle établirait elle-même. Le débat avait été de grande qualité parmi les constituants dans la séance préliminaire du 24 août[3]. Ils avaient conscience que la restriction finale pouvait être la légitimation de n’importe quelle forme de despotisme. Le comte de Mirabeau penchait pour la « répression » a posteriori des délits de presse et non pour la « restriction » de la liberté. Le pasteur Jean-Paul Rabaut Saint-Êtienne, qui savait avec ses coreligionnaires ce qu’était une répression idéologique, se méfiait de la notion de « trouble à l’ordre public » et considérait que « l’ordre public » était un concept qui renfermait « une si grande quantité de rapports, de combinaisons, d’administration, de gouvernement et de police, qu’il est impossible de les bien entendre ». Seul Maximilien de Robespierre plaida pour une « liberté illimitée de la presse, comme l’unique rempart contre le despotisme ». La rédaction finale n’alla pas dans ce sens, comme nous l’avons vu.

L’annonce de la suppression de la censure présentée à l’Assemblée, lors du débat sur l’article XI comme une « liberté […] qui avait émoussé les poignards du fanatisme, et détruit le pouvoir des despotes » (déclaration du duc Louis-Alexandre de la Rochefoucauld), avait été dans l’air dès les premiers jours du mois d’août 1789. Les écrivains ne manquèrent pas de se venger des censeurs dont ils étaient persuadés d’avoir été les victimes. Michel-Jean Sedaine, l’un des pères du drame bourgeois et de la tragédie historique, qui avait souvent subi les foudres de la censure préalable, prit la liberté dès le 4 août –date climatérique – de dire tout le mal qu’il pensait du système en écrivant à l’un des censeurs les plus connus, académicien et beau-frère de l’éditeur parisien le plus puissant et privilégié de l’époque, Charles-Joseph Panckoucke. Dans sa lettre à Jean-Baptiste Suard[4], il disait enfin ce qu’il avait sans doute retenu depuis des décennies : « Quiconque a servi longtemps d’agent à la surveillance soupçonneuse du despotisme ministériel en est marqué à vie, et si j’avais eu ce honneur, j’aurais refusé la place de censeur, en donnant cette raison ». Il suggérait par ailleurs sa propre définition de la liberté de la presse, qui rejoignait celle de la majorité des Constituants : « les bornes de la liberté sont où commence la licence sur la religion, les mœurs ou l’intérêt national ».

Jusqu’en mars 1790, date des derniers privilèges d’impression, la situation légale fut très ambiguë, puisque l’ancien système n’était pas aboli, mais qu’en réalité la liberté de la presse existait dans les faits, avec la multiplication à Paris des imprimeurs qui passèrent des 36 légalisés depuis Louis XIV à près de 400. En juin 1791, la Loi Le Chapelier, qui interdisait les rassemblements d’ouvriers, supprima en même temps les corporations, dont la Communauté des libraires et imprimeurs de Paris, instance officielle de la profession dont la dernière réunion se tint en mai 1791[5]. C’est le même mois, le 11, que Robespierre prononça devant la Société des Amis de la Constitution, dit Club des Jacobins, un long discours où il revenait en détail sur sa conception de la liberté de la presse[6]. Le président du Club des Jacobins, « député à l’Assemblée nationale », y présentait ses thèses sous les « auspices » de la Constitution américaine qui, dans son premier amendement, établissait que « le droit de communiquer ses pensées […] ne peut être gêné ni limité en aucune manière » (p. 3). Évoquant Galilée, Descartes et, naturellement, « l’éloquent et vertueux philosophe de Genève » (p. 8), il concluait que « toute peine décernée contre les écrits, sous le prétexte de réprimer l’abus de la presse, tourne entièrement au désavantage de la vérité et de la vertu, et au profit du vice de l’erreur et du despotisme » (p. 7). Il proposait à l’Assemblée nationale un décret en trois articles établissant une liberté de la presse qui reprenait, mot à mot, la formulation de la Constitution américaine, la condamnation comme « ennemi de la liberté » de quiconque y porterait atteinte et le droit pour chacun d’obtenir par la loi « réparation » de la calomnie (p. 22-23). On sait ce que l’Incorruptible fit de ces principes sous la Terreur. Un décret de la Convention en date du 29 mars 1793 condamna à la peine de mort les imprimeurs et les auteurs des ouvrages réputés – au sens très large – comme contre-révolutionnaires. La Constitution de l’an II toujours en action précisait pourtant dans son article 355 sur la liberté de la presse que « toute loi prohibitive […] est essentiellement provisoire », pour un an au maximum. La Révolution balaya ces bons sentiments.

Quelle était la théorie et la pratique de la censure sous le régime du « despotisme ministériel », pour reprendre la formule favorite de la Révolution pour désigner l’Ancien Régime. Nous nous limiterons à son dernier siècle.

Dans un ouvrage sur la censure, Barbara de Negroni prétend d’entrée de jeu: « Á la lecture des textes qui réglementent sous le règne de Louis XV l’impression et la diffusion des livres, la liberté de penser paraît contrôlée avec une sévérité et une minutie rarement égalées », et elle fournit en appendice l’inventaire des 861 ouvrages interdits par la censure parisienne du livre entre 1723 et 1774, de la publication du Règlement pour la librairie à la mort du roi[7]. Ce fameux Règlement du Conseil pour la librairie et imprimerie de Paris donné à Versailles le 28 février 1723 et généralisé pour la France en 1744[8] est en effet le fondement juridique par lequel le chancelier d’Aguesseau puis son successeur aux Sceaux purent exercer, directement ou par délégation au Directeur de la Librairie, la rude tâche de séparer le licite, de l’illicite, voire du supportable. La multiplication des formules d’autorisation de mise sur le marché permit néanmoins au cours du règne d’attribuer à chaque volume le degré de liberté qui lui était dû: large assentiment « par lettres scellées du grand sceau » avec approbation et privilège (général ou local) à temps, éventuellement renouvelé; permission simple pour les brochures de moins de deux feuilles d’impression (48 p. in-12) et les « occasionnels » accordée par le lieutenant de police du lieu après avis de son censeur particulier; permission tacite inscrite au registre de la Librairie, mais absente des pages de titre des ouvrages; tolérance d’impression sous double adresse étrangère et française (« Á Amsterdam, et se trouve à Paris ») pour les romans pendant la période de « proscription » (1728-1750)[9] et, ensuite, pour toute sorte d’ouvrages de petite littérature; autorisation discrète de diffusion en France pour les livres imprimés à Paris sous une adresse typographique étrangère ou fictive[10]; contrefaçons françaises et étrangères légalisées par les arrêts de 1777 : le clandestin légitimé, en quelque sorte[11]: les subterfuges pour tourner le Règlement élaboré par ceux qui étaient chargés de l’appliquer témoignent à la fois de l’esprit imaginatif de l’administration et d’une singulière conception de l’ordre public. Au sens strict des textes légaux, seules les impressions avec approbation et privilège ou permission simple auraient dû avoir droit de cité; on sait qu’il n’en fut rien.

Ces pages s’intéressent à la pratique de la censure et non à la théorie de celle-ci. Du point de vue du pouvoir royal, des Parlements, voire de l’Église de France ou de la Sorbonne, elle ne fut pas toujours inefficace: les lourdes portes de la Bastille, du For-l’Évêque, de Vincennes ou de Bicêtre s’ouvrirent assez souvent pour accueillir les esprits audacieux, mais imprudents, qui l’avaient oublié. Les responsables de la Librairie – une espèce de ministère de la Culture-, l’abbé Jean-Paul Bignon (1662-1743), neveu du chancelier de Pontchartrain, en son temps, puis le président Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794), qui nous occupera plutôt ici, avaient un fort sentiment de leur devoir d’état, fruit de leur origine robine et de l’habitude qu’avait la haute noblesse parlementaire de servir – quoi qu’il en coûtât parfois – un pouvoir légitimé par la coutume et par l’histoire. Malesherbes fait toujours passer son devoir de magistrat avant ses amitiés. Si le directeur de la Librairie tient son pouvoir du Chancelier et celui-ci le sien de la nomination du roi, il ne s’agit pas de fonctionnaires au sens moderne du terme: ils participent de cette vieille fiction juridique qu’est la « curia regis », ces conseillers du prince qui disent le droit autant qu’ils l’appliquent. Cette ambiguïté de statut explique en partie la liberté d’action d’un homme tel que Malesherbes[12], mais aussi, comme il s’en ouvre à Voltaire, le lien filial et quasiment féodal qu’il entretient avec l’institution, roi et Chancelier mêlés :

Vous savez mieux que moi qu’il n’y a point en France de ministère de la littérature. M. le Chancelier est chargé de la Librairie, c’est-à-dire que c’est sur son attache que se donnent les privilèges ou permissions d’imprimer; il m’a confié le détail non pour y décider arbitrairement, mais pour lui rendre compte de tous les ordres que je donnerais. Ce n’est pas ni une charge ni même une commission, c’est une pure marque de confiance dont il n’existe ni provisions ni brevet et que je tiens uniquement de sa volonté[13] .

En fonction à la Librairie entre 1750 à 1763 par délégation de son père, le chancelier de Lamoignon, Malesherbes connut pendant ses années des difficultés personnelles liées aux contestations des Parlements qui l’écartelaient entre son devoir de sujet et sa solidarité de caste, mais il fut aussi le témoin d’un durcissement du pouvoir royal lié à la guerre de Sept ans, où parmi les ennemis de la France se trouvaient des amis des Philosophes, et il agit en serviteur zélé de la monarchie ébranlée par l’attentat de Damiens.

Le fonds Anisson-Duperron de la Bibliothèque nationale de France fournit un certain nombre de dossiers de censure rescapés de la tourmente révolutionnaire. Ces « Jugements des censeurs sous l’administration de M. de Malesherbes » se composent de trois recueils[14]. On peut les compléter par des « Jugements et documents divers sous l’administration de M. de Malesherbes. Rapports et décisions. 1745-1746 »[15], par un volume de « Lettres et mémoires relatifs à la Librairie sous l’administration de M. de Malesherbes »[16] et par un autre recueil  en cinq volumes portant le titre de « Librairie sous M. de Malesherbes »[17]. Deux tomes de la collection Joly de Fleury apportent quelques compléments d’information : « Librairies, imprimeries & censures de livres 1607-1786 »[18] et « Censure & librairie. Ouvrages poursuivis. 1752-1765»[19]. On peut distinguer en plusieurs catégories les affaires qui remontent au directeur de la Librairie : les ouvrages ayant, pour une raison technique, des difficultés à être imprimés ou diffusés en France ; les manuscrits rejetés par le censeur, ceux pour lesquels on demande l’avis de Malesherbes en seconde lecture, ceux qui exigent une récriture totale ou partielle après un avis réservé.

En effet, la Librairie doit aussi s’occuper des livres imprimés à l’étranger et introduit plus ou moins libéralement en France. Sont hauts lieux de la contrefaçon[20] des petites principautés enclavées comme Avignon, Bouillon ou Trévoux (où les libraires parisiens font travailler), produisant des impressions violant le « droit de copie » français et reproduisant cyniquement la page de titre originale, voire son privilège. Mais on réimprime aussi des livres français, souvent sous fausse adresse, à Amsterdam, à Liège, à Neuchâtel, à Genève et dans d’autres villes spécialisées dans ce commerce. La lutte contre la contrefaçon étrangère a un aspect essentiellement économique : les responsables y insistent constamment pour défendre la production française. Une partie de la production étrangère, néanmoins, entre officiellement en France et se diffuse par l’intermédiaire des libraires après un contrôle souvent sommaire. Ces ouvrages n’ont évidemment pas subi la censure française. Une partie de cette production étrangère ne pourrait d’aucune manière être « approuvée » en France. Il appartient au censeur et, en dernier lieu, à Malesherbes de décider de la conduite à suivre.

Un autre argument de type économique pousse la censure à réfléchir sur l’importation des livres étrangers. Si la contrefaçon des titres français à l’étranger prive l’économie nationale d’une part légitime de revenus, une compensation pourrait être trouvée dans la publication en France d’ouvrages étrangers : une sorte de contrefaçon en retour qui profiterait à la librairie. C’est ce que propose l’abbé Claude Sallier, garde de la Bibliothèque du Roi, à Malesherbes, en y mettant un bémol idéologique fort modeste : « Le commerce fait sortir tous les jours des sommes considérables pour l’acquisition des livres imprimés en Hollande. Si on tolérait ce qui n’attaque point ouvertement les mœurs ou la religion, on rendrait ce me semble service à l’État »[21]. Il ne cite rien moins que le Dictionnaire de Bayle imprimé à Trévoux pour les libraires parisiens : ils s’en souviendront au moment de l’interdiction de l’Encyclopédie, puisque les derniers volumes (1765) y seront imprimés sous l’adresse de Neuchâtel.

Mais l’essentiel du travail des censeurs porte sur les manuscrits qui leur sont soumis au nom du Chancelier. Une procédure assez stricte préside à leur examen pour éviter toute fraude dont des malintentionnés pourraient profiter. Rappelant le Règlement de février 1723, Malesherbes insiste pour que « toutes les feuilles du manuscrit ou de l’exemplaire imprimé sur lequel l’impression devra être faite [soient] paraphées par ceux qui auront examiné et approuvé l’ouvrage »[22] ; s’il est accepté, l’approbation signée qui sera reproduite dans l’imprimé est inscrite au colophon par le censeur[23]. Un manuscrit refusé doit théoriquement être conservé et ne pas être rendu à l’auteur ou au libraire soumettant : car ce type de manuscrit se retrouve vite publié en Hollande ou à Paris sous une fausse adresse : « il est bon de garder le manuscrit, afin qu’il ne soit pas imprimé en fraude aussi facilement et aussi tôt qu’il le serait sans doute »[24], recommande la Chancellerie.

Il existe évidemment quelques méthodes pour ruser avec la censure et mettre en difficulté le censeur qui sera le premier blâmé si l’ouvrage fait du bruit. Le procédé consistant à faire approuver un premier volume anodin pour faire passer une suite qui l’est moins est relevé par les censeurs[25]. Ceux-ci, qui sont loin d’être naïfs[26] et qui connaissent parfois, pour l’avoir pratiqué eux-mêmes, l’art de contourner la censure[27], sont très attentifs néanmoins aux formulations équivoques de vérités simples. C’est dans les ouvrages les plus orthodoxes, donc susceptibles d’une grande diffusion et d’attirer l’attention du public, que la lecture critique est souvent la plus fine[28].

Mais cette prudence n’est pas de trop, quand quelque scandale retentissant naît d’une lecture trop rapide et rejaillit sur les censeurs et sur leurs pensions. Le cas de l’Encyclopédie est exemplaire : à première vue, il s’agit d’une entreprise très recommandable. De grands libraires parisiens qui investissent et tiennent à la sécurité de leurs fonds, un parrainage académique avec D’Alembert, un ouvrier – Diderot – qui a l’expérience des dictionnaires par la traduction qu’il en a déjà faite, une protection discrète de Malesherbes et de la favorite en titre : on ne saurait espérer rien de mieux et de plus sûr. La censure est prête à donner son « approbation » les yeux fermés. Elle le fit un temps. Le 15 mars 1751, un des souffre-douleur de Voltaire[29], Tamponnet, docteur et ancien syndic de la faculté de Théologie de Paris, approuve « la partie du livre de l’Encyclopédie concernant la théologie et l’histoire ecclésiastique, dans laquelle je n’ai rien trouvé de contraire à la saine doctrine », précise-t-il[30] : quelques mois plus tard, pourtant, il rédigera la préface à la censure de la Sorbonne contre la thèse de l’abbé de Prades, un encyclopédiste assez maladroit. Le 2 mars 1752, l’avocat Denis-François Secousse[31] en fait de même pour les « articles concernant la jurisprudence qui sont dans le premier et le second volume du livre intitulé: Encyclopédie »[32]. Le 24 janvier 1751, puis le 1er janvier de l’année suivante, Jean-Marie de Lassone, premier médecin de la Reine[33], n’avait vu aucun inconvénient à approuver les articles de médecine, physique, chirurgie, chimie, pharmacie, anatomie, histoire naturelle « et généralement tout ce qui n’appartient ni à la théologie ni à l’histoire » ou « ce qui n’appartient pas à la théologie, à la morale, à la jurisprudence et à l’histoire », pour les tomes I et II de l’Encyclopédie[34]. Le vétérinaire Claude Bourgelat[35] montrera d’avantage de prudence quelques années plus tard en soumettant d’abord à Malesherbes les articles d’hippiatrie qu’il doit fournir aux entrepreneurs de l’Encyclopédie[36] ; et, en tant que censeur, il n’ignore pas que les articles qu’on le charge d’expertiser ont été directement envoyés à Malesherbes par Diderot[37]. Le directeur de la Librairie lui-même ne répugne pas d’ailleurs à corriger de sa plume un article très sensible comme « Constitution Unigenitus » de l’abbé Mallet[38], qu’en définitive Diderot supprimera prudemment[39].

Le circuit de la censure n’est donc pas aussi simple que le prévoyait le Règlement de 1723. Le censeur est aussi un auteur qui publie par ailleurs, le directeur de la Librairie subit l’amicale pression des auteurs et de leurs amis. Ces relations personnelles entre auteurs et censeurs expliquent que quelques-uns des livres approuvés dans un premier temps aient pu faire ensuite scandale. De l’esprit d’Helvétius en est l’exemple canonique: Jean-Pierre Tercier, premier commis des Affaires étrangères et membre de l’Académie des Inscriptions, n’aurait pas lu le manuscrit à censurer et il aurait donné son approbation, de confiance, sans le parapher (27 mars 1758). Le privilège royal fut accordé le 12 mai. Alors très bien en cour, Helvétius avait, auparavant, mené une campagne de séduction en direction de Tercier[40] : on connaît la suite. Car le pouvoir des philosophes et de leurs amis qui vont bientôt contrôler les Académies n’est pas mince : leurs ennemis en savent quelque chose. Cela peut conduire certains censeurs, parmi les moins combatifs, à refuser de signer une approbation pour un ouvrage qui attaque le clan philosophique et le « roi Voltaire ». Quant à Voltaire lui-même, il soumet Malesherbes à ses plaintes perpétuelles concernant des ouvrages publiés prétendument sans son aval, ce qui lui permet de les désavouer tout en les faisant circuler en sous main, et Mme Denis, sa nièce et intermédiaire avec les ministres, les informe volontiers que son « oncle » est très mécontent de ne pas avoir encore été interdit pour son dernier ouvrage.

C’est pourquoi il n’est pas étonnant de voir soumettre à la censure des ouvrages, qui, de toute évidence, ne sauraient obtenir d’approbation et encore moins de privilège : le but réel de ceux qui proposent ces manuscrits est de se faire délivrer par l’administration une permission tacite qui protégera légalement le commerce d’un livre qui, en droit, n’existe pas. Transparent pour la police du livre, il ne pourra être poursuivi, et cette permission tacite qui témoigne de l’inexistence légale de l’ouvrage sera pourtant inscrite dans des registres que conserveront la direction de la Librairie et la compagnie des Libraires.

En général, cette direction de la Librairie se préoccupe d’éviter les querelles et les « personnalités » – attaques à caractère personnel. Le travail de correction sur manuscrit est une activité qui montre que la direction et les censeurs sont conscients qu’un manuscrit amendé avant d’être approuvé sera toujours préférable à ce même manuscrit laissé en état qui ira nourrir des presses clandestines ou étrangères. Malesherbes intervient lui-même dans des cas exceptionnel, mais, en général, le travail est effectué par les censeurs après qu’ils en ont référé au directeur de la Librairie. Car l’esprit des Lumières ou, plus exactement, la pression idéologique qui s’exprime dans la production imprimée aussi bien que dans la vie sociale ne peut manquer d’influencer les censeurs et la direction de la Librairie. Le progrès continu des sciences et des lettres – malgré l’opinion de Jean-Jacques – fait partie de l’horizon d’attente de ces intellectuels. Quelques manuscrits sont jugés explicitement à l’aune de ce progrès de l’esprit humain dont les hommes des Lumières se sentent comptables[41]. Les « approbations » en témoignent par des formules qui échappent à la banalité habituelle de ce type de document administratif.

La diffusion des connaissances utiles, une érudition qui n’est pas pédantisme, une ouverture au monde semblent souvent des arguments qui témoignent de cet esprit des Lumières qu’on attendrait peu dans les bureaux de la Chancellerie. Il y règne cependant avec discrétion, car les censeurs – petits collets mondains[42] ou savants académiciens pour la plupart – ne vivent pas hors du monde. Ils sont presque tous parisiens, et le Chancelier ne se préoccupe pas d’aller les chercher dans les provinces[43]. Ils sont souvent des hommes de goût et de culture. C’est pourquoi il faut largement nuancer la sévérité de la censure en période normale, avant que des événements comme l’attentat de Damiens contribuent à raidir le pouvoir[44] ; si l’on a depuis longtemps noté le libéralisme contrôlé par le devoir du directeur de la Librairie lui-même, il n’est pas inutile de souligner que nombre de ces censeurs partageaient sa manière de concevoir la politique de la pensée sous le régime de la monarchie personnelle.

En conclusion, on notera que, pour ce qui est de la politique du livre en France dans le dernier siècle de l’Ancien Régime, une législation très stricte et très répressive définie par le Code de la librairie de 1723 généralisé en 1744 pour tout le royaume était l’objet d’une pratique subtile qui avait pour but de contrôler sans étouffer une activité économique de premier plan : myopie des censeurs eux-mêmes écrivains ou savants pour leurs confrères, volonté de conserver dans le royaume la production et la diffusion de livres qui ne pouvaient passer la censure, mais que l’on publiait, au su de tous, sous une fausse adresse et sous permission tacite comme production étrangère fictive, intervention des censeurs sur les manuscrits pour les rendre approuvables. La vente par les libraires des productions interdites à des tarifs prohibitifs –parfois plus de dix fois le prix normal d’un même volume autorisé- contribuait à soutenir un marché qui profitait à tous les intervenants des métiers du livre. Sous le « despotisme ministériel », le système de censure permettait à l’industrie du livre de vivre et de se développer sous le voile assez transparent de la légalité et de la répression adaptée aux situations particulières.

 

François Moureau

Université Paris-Sorbonne

 

 

 

 

[1] Frédéric Charles Longchamp, L’œuvre imprimé de Madame Germaine de Staël : description bibliographique raisonnée et annotée de tous les ouvrages publiés par ses soins ou ceux de ses héritiers (1786-1821), Genève, Pierre Cailler, 1949, p. 8, n° 6-4. Il existe aussi une édition de 1788 en IV-127 p. Celle en 123 p. semble la première.

[2] Journal officiel de la République française du 30 juillet 1881, p. 4201.

[3] Débats à l’Assemblée nationale, sur la liberté de la presse. Article XI de la Déclarations des Droits. Séance du 24 août 1789, Paris, Royer, 1789, 14-(1) p.

[4] Paris, 4 août 1789, 1 p. sur 4 ; adresse sur la 4: «  Monsieur Suard de l’Académie française/En son hôtel/Rue Louis le Grand » (coll. de l’auteur).

[5] Bernard Vouillot, « La Révolution et l’Empire : une nouvelle réglementation », Histoire de l’édition française, Henri-Jean Martin (dir.), Paris, Promodis, 1984, t. II, p. 526-527.

[6] Discours sur la liberté de la presse, Paris, Imprimerie nationale, [1791], 23 p.

[7] Barbara de Negroni, Lectures interdites. Le travail des censeurs au XVIIIe siècle. 1723-1774, Paris, Albin, Michel, 1995, p. 309-350.

[8] Code de la librairie et imprimerie de Paris, Paris, Aux dépens de la Communauté en 1744, dit Code Saugrain du nom du syndic de la Communauté des libraires et imprimeurs de Paris.

 

[9] Françoise Weil, L’Interdiction du roman et la librairie 1728-1750, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1986.

[10] François Moureau, « Le libraire imaginaire ou les fausses adresses », Corps écrit, mars 1990, p.47-56.

[11] Robert L. Dawson, The French booktrade and the ‘permission simple’ of 1777: copyright and public domain, with an edition of the permit register, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992 (SVEC 301).

[12] Pierre Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, Paris, Fischbacher, 1961; du même, Malesherbes et son temps (Suite). Nouveaux documents inédits, ibid., 1964. Cat. exp. Paris (Mairie du Ve Arrondissement), 1994: Malesherbes gentilhomme des Lumières.

[13] Brouillon d’une lettre à Voltaire, début de 1754 (BnF, nafr. 3344, f. 371).

[14] Paris, BnF, ms., fr. 22137-22139. Le classement est alphabétique, par nom de censeur (tome I : A-J ; tome II : L-O ; t. III : P-V).

[15] Paris, BnF, ms., fr. 22140.

[16] Paris, BnF, ms., fr. 22141.

[17] Paris, BnF, ms., nafr. 3344-3348. Classement alphabétique par titre d’ouvrages.

[18] Paris, BnF, ms., Joly de Fleury 1682. Pour l’essentiel des documents administratifs.

[19] Paris, BnF, ms., Joly de Fleury 1683. Suppression des ouvrages relevant des querelles politico-religieuses (jansénisme et parlements).

[20] La notion est entendue ici d’un point de vue commercial et non légal, voir notre analyse dans Les Presses grises. La Contrefaçon du livre (XVIe-XIXe siècles), Paris, Aux Amateurs de Livres, 1988, et notre article Contrefaçon du Dictionnaire encyclopédique du livre, Pascal Fouché et alii éd., Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2002, t. I (A-D), p. 633-635.

[21] Lettre du 28 décembre 1750, fr. 22139, f. 95.

[22] BnF, nafr 3344, f. 42 et 55.

[23] Ces manuscrits sont assez rares, car l’habitude était de les détruire après publication. On les considérait alors comme inutiles, et le collectionnisme de manuscrits modernes n’existait pas ou peu.

[24] « Travail du 9 juin 1746 » à la Chancellerie (fr. 22140, f. 137) : à propos des Dissertations sur les libertés de l’Église gallicane.

[25] BnF, fr. 22137, f. 98 : décembre 1755. Même remarque par Bougainville, le 26 août 1751.

[26] Le contenu de leurs bibliothèques le prouve…

[27] En 1769, La France littéraire (t. I, p. 154-157) signale parmi eux  Condillac et Crébillon fils.

[28] Sans exclure la correction de « quelques fautes légères d’orthographe » (par l’abbé Louis-Benoît Simon, bibliothécaire du comte de Clermont, fr. 22139, f. 134).

[29] Voltaire a publié sous son nom les Questions de Zapata et les Lettres d’Amabed, ouvrages qui sont rien moins qu’orthodoxes du point de vue religieux !

[30] BnF, fr. 22139, f. 147.

[31] La France litéraire, op. cit., t. II, p. 105.

[32] BnF, fr. 22139, f. 121.

[33] La France littéraire, op. cit., t. I, p. 311.

[34] BnF, nafr. 3345, f. 144-145.

[35] Frank A. et Serena L. Kafker , The Encyclopedists as individuals, SVEC 257, 1988, p. 67-71.

[36] BnF, nafr. 3344, f. 124-130 : 1754-1755.

[37] Lettre de Bourgelat à Malesherbes, du 17 juin 1754, où son délégué à Lyon pour la Librairie évoque les articles « concernant le manège et l’hippiatrie qui vous ont été remis par M. Diderot » (nafr. 3347, f. 20).

[38]BnF, nafr. 3345, f. 165-174 : texte corrigé de l’article.

[39] Pierre Grosclaude, Malesherbes, témoin et interprète de son temps, op. cit., p. 113-119.

[40] Voir la récente bibliographie de David Smith, Bibliography of the writings of Helvétius, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2001, p. 106-107.

[41] Nous renvoyons évidemment à la grande thèse de Jean Dagen, L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, Klincksieck, 1977.

[42] Une large part des censeurs porte le titre d’abbé, mais l’on sait ce que cela signifie – ou ne signifie pas – au XVIIIe siècle.

[43] C’est ce qu’écrivait en 1748 le chancelier d’Aguesseau au Premier Président du Parlement de Dijon : « Je ne suis pas d’usage d’en nommer dans les provinces » (BnF, fr. 22139, f. 31). De fait, en 1769, selon La France littéraire (t. I, p. 154-157), les seuls provinciaux déclarés étaient  l’abbé Piolle à Vienne en Dauphiné (Jurisprudence), Venel et Bartés à Montpellier (Médecine), Pitot à Montpellier (Mathématiques), et pour les Belles-Lettres et l’Histoire, l’abbé Trublet à Saint-Malo, l’abbé Jolly et Michault à Dijon, de Jeze et l’abbé Bruté à Toulouse, de Puligneu à Lyon, soit dix censeurs sur cent vingt.

[44] Pierre Rétat éd., L’Attentat de Damiens. Discours sur l’événement au XVIIIe siècle, Paris-Lyon, Éditions du CNRS-Presses Universitaires de Lyon, 1979.