Conférence du 15 avril 2014

Ce que c’est que l’exil : Victor Hugo et Germaine de Staël

Permettez-moi de commencer en remerciant vivement Martina Priebe pour son invitation, son organisation et son introduction – je pourrais continuer indéfiniment ces rimes riches sans épuiser ma reconnaissance. Merci aussi à Édouard Graham, à qui Victor Hugo dirait « mon cher poète », le spécialiste des échanges littéraires, que j’avais rencontré il y a un peu moins de six ans, c’est-à-dire il y a un peu plus d’un lustre, à l’occasion de la mémorable exposition « Passages d’encre » qu’il avait mise en scène à la fondation Martin Bodmer. Il s’agissait d’une partie de l’extraordinaire bibliothèque de Jean Bonna dont la présence ici, pour sembler presque naturelle tant il apparaît un peu comme notre Necker à tous, n’en est pas moins un grand honneur.

Merci à vous, M. l’Ambassadeur, Représentant permanent de la France auprès des Nations Unies à Genève et des organisations internationales en Suisse, d’avoir consenti à vous distraire un moment des affaires bien plus importantes qui tourmentent le monde d’aujourd’hui, mais il est vrai que vous êtes un esprit beaucoup plus lettré que votre alter ego M. de Staël – alter ego dans la carrière diplomatique s’entend –, ce M. de Staël qui lui aussi venait du Nord*.

La disparition si récente du comte Othenin d’Haussonville nous plonge tous dans la consternation. Je me faisais pour ma part une joie de rencontrer ce membre éminent de la famille et des études staëliennes ; j’ai dû me contenter, comme Chateaubriand en 1832, de tourner autour du fameux « mur d’enceinte » où le mystérieux « bosquet funèbre », qui s’est ouvert une dernière fois pour l’accueillir il y a cinq jours, protège le mausolée érigé en 1794 pour ses aïeux Mme Necker, son mari et sa fille.

Merci à M. Renzo Baldino, directeur du château de Coppet, pour l’excellent accueil qu’il nous a malgré tout réservé dans cette propriété si chargée d’histoire que l’on n’oserait jamais y prendre la parole – si l’on était ailleurs que dans son pressoir… d’autant que grâce à lui, aux collections présentées, et à ses deux guides aussi affables qu’érudits, la visite du château donne une saisissante impression de temps retrouvé : on s’attend d’un instant à l’autre à voir surgir Necker, Schlegel ou Benjamin Constant… Je lui dois du reste, ainsi qu’à tous les organisateurs, un remerciement à titre personnel puisque mon épouse, qui refuse toujours de me suivre dans les universités comme dans les médiathèques, a consenti pour la deuxième fois de sa vie à m’accompagner. La première fois, c’était à Charlottesville, dans la fameuse université de Virginie dessinée par Jefferson, pour un colloque intitulé « « When Freedom Returns » : Exile for Victor Hugo and Other Engagé Writers » ; la deuxième fois, c’est ici – ce qui prouve s’il en était besoin que Coppet et Mme de Staël, cette « société vivifiante », cette « lanterne magique du monde » (Sismondi), font encore des miracles.

Vous êtes si nombreux – et pourtant, j’avais annoncé que je ne parlerais pas de l’exil fiscal – vous êtes si nombreux que je ne peux hélas toutes et tous vous remercier personnellement. Cependant je pense à ce que notait dans son journal, il y a 230 ans [le 6 juillet 1784], M. de Prangins qui avait quitté son château pour aller dîner avec son ami M. Necker à Beaulieu, près de Lausanne : « Une visite d’aussi loin pour un seul dîner est presque un hommage ; je le rends de grand cœur […]. » À moi qui n’ai pas même un dîner à vous offrir*, que pourriez-vous me dire, vous qui venez quelquefois de beaucoup plus loin encore ? De Thonon-les-Bains et du Chablais français, le pays sans ombre de mon enfance, comme écrivait Henry Bordeaux, d’où nombre d’entre vous, parents et amis, à l’image de M. Joseph Ticon, président de l’Académie chablaisienne, ont affronté la traversée de Genève, que l’on dit redoutable, pour arriver jusqu’ici ; de Besançon, la ville où Victor Hugo naquit l’année où paraissait Delphine ; du pays de Gex cher à Voltaire où travaille Martine Farge de Rosny, notre Élisabeth Vigée-Lebrun, dont les bords du Léman font ces jours-ci l’ornement du musée Lamartine de Mâcon ; de Fribourg et de ses environs – et j’ai une pensée toute particulière pour mes si aimables compagnes de travail sur les écrits intimes de cette autre femme exceptionnelle qu’est la duchesse de Castiglione-Colonna, dite Marcello (en les voyant réunies ici, avec quelques autres, je ne peux m’empêcher de les assimiler à ces « belles de Coppet » que Mme de Staël faisait danser dans son château pour l’agrément de ses visiteurs) ; j’en passe, mais pas des meilleurs. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas reconnaissant aussi, cela va de soi, à ceux qui viennent de Lausanne, de Rolle, de Prangins, de Genève et même… de Coppet. À ce titre, et je m’arrêterai là, je suis particulièrement heureux de cette occasion qui m’est enfin donnée de rencontrer Doris Jakubec, la plus illustre habitante de Coppet depuis Mme de Staël, si j’en juge entre autres par ses travaux et ses éditions si remarquables de mes deux auteurs de prédilection que sont depuis toujours Charles-Ferdinand Ramuz et Guy de Pourtalès.

C’est une bonne nouvelle pour ceux qui peinent à me suivre depuis maintenant six ans : j’ai presque fini mon tour du lac en conférences ! Certes, je n’ai pas encore complètement renoncé à aller parler de Rousseau et de Victor Hugo dans les souterrains du château de Chillon, de la rencontre entre Victor Hugo et Romain Rolland dans les restes de l’hôtel Byron à Villeneuve, de Mme de Noailles dans le jardin de sa poésie à Amphion, ou du peintre Enrico Vegetti, l’Elstir de la Savoie, dans son atelier de Nernier, mais après la Fondation de l’Hermitage à Lausanne (24 avril 2008), le château de Ripaille à Thonon-les-Bains (16 janvier 2010), le théâtre Les Salons à Genève (20 novembre 2008), le château de Coppet, terre sainte en ce mardi saint 2014, m’apparaît tout de même comme le couronnement de ce pari un peu absurde que n’aurait pas désavoué Cingria. Même si la raison en est plus à chercher dans les hasards du calendrier que dans un quelconque mérite (et je n’en ai à vrai dire aucun autre, pour vous parler de Mme de Staël, que d’avoir été il y a maintenant plus de vingt ans l’élève indigne, mais ébloui, de Gérard Gengembre), je suis très flatté d’ouvrir ces rencontres internationales sous les figures tutélaires de deux auteurs dont le point commun le plus évident est d’avoir dû à l’exil un élargissement singulier de leurs perspectives et aussi, ce n’est pas si fréquent que l’on puisse l’oublier, d’avoir tous deux survécu, plus ou moins longtemps il est vrai, et très différemment, à leurs exils respectifs.

En attendant, sans la dynastie des Bonaparte, le château de Coppet n’aurait pas rayonné sur toute l’Europe, et la voix de Guernesey n’aurait pas retenti dans le monde entier. Mme de Staël n’aurait pas écrit de Londres à son amie allemande Mme de Berg « L’exil m’a fait perdre les racines qui me liaient à Paris et je suis devenue européenne » [5 mai 1814] ; Victor Hugo n’aurait pas écrit de Guernesey à son traducteur et éditeur italien M. Daelli [18 octobre 1862] : « À mesure que j’avance dans la vie je me simplifie, et je deviens de plus en plus patriote de l’humanité./Ceci est d’ailleurs la tendance de notre temps et la loi de rayonnement de la révolution française ; les livres, pour répondre à l’élargissement croissant de la civilisation, doivent cesser d’être exclusivement français, italiens, allemands, espagnols, anglais, et devenir européens ; je dis plus, humains. » Sans la dynastie des Bonaparte, pas de Corinne ni de Misérables ; le romantisme n’aurait pas eu la même forme, ni peut-être le même nom, et nous ne célébrerions ni le bicentenaire de De l’Allemagne (au mois près pour ses éditions française et suisse), ni le 150e anniversaire de William Shakespeare, l’essai de Victor Hugo sorti des presses – c’est au jour près – le 16 avril 1864.

Avant d’entrer dans l’étude ponctuelle de Mme de Staël et de son exil vus par Victor Hugo pendant son propre exil, arrêtons-nous un instant sur une année importante entre toutes : 1817. 1817, c’est à la fois l’année de la mort à Paris, suivie de l’enterrement à Coppet, de Mme de Staël, et l’année qui marque officiellement l’entrée dans la carrière littéraire d’un jeune poète encore inconnu, Victor Hugo. On pourrait même resserrer l’étau car en vérité à peine un mois sépare les funérailles de Mme de Staël à Coppet de la première mention publique, sous la coupole de l’Académie française puis dans Le Moniteur, du nom « Victor Hugo ». Ajoutons pour faire bonne mesure que, comme dans un miroir, l’une meurt à 51 ans, l’autre naît à 15 ans. Ils ne se sont naturellement ni connus, ni croisés, mais Victor Hugo, comme ses contemporains, a lu attentivement les œuvres importantes de Mme de Staël. Si l’on tenait vraiment, non sans artifice, à faire se rencontrer leurs vies parallèles, on pourrait tout de même relever qu’en 1805, à l’école de la rue bien nommée du Mont-Blanc (aujourd’hui Chaussée d’Antin), Victor Hugo enfant joua dans un spectacle le rôle du fils de Geneviève de Brabant, et qu’en 1807 à Coppet, Mme de Staël écrivit une Geneviève de Brabant dont elle joua le rôle titre avec ses propres enfants. Cela pourrait n’être qu’anecdotique, si cette histoire de mère exilée sans mari n’avait justement pas été remise à la mode par le romantisme allemand, et si on ne la retrouvait encore projetée par la lanterne magique du petit Marcel sur les murs de sa chambre de Combray. Mais cela risquerait de nous entraîner un peu loin… Avant d’en arriver à l’époque où Victor Hugo par l’expérience de l’exil rejoindra, pour ainsi dire, Mme de Staël, il faut encore rappeler, le plus brièvement possible, les deux étapes essentielles de sa relation avec elle telle qu’elle apparaît 1) à travers ses textes théoriques des années 1820 2) en 1841 dans son discours de réception à l’Académie française.

1) Dans La Muse française, revue fondée entre autres par Victor Hugo, qui parut de juillet 1823 à juin 1824, Mme de Staël est très présente ; et Victor Hugo, qui avait déjà fait une allusion plaisante à une femme « qui corrigeait Montesquieu à un âge où l’on ne sait encore que faire des robes à une poupée » dans un article de la quatrième livraison de son Conservateur littéraire (29 janvier 1820), puis qui avait explicitement cité De l’Allemagne dans son article sur la Marie Stuart de Lebrun publié dans la huitième livraison du même journal (1er avril 1820), Victor Hugo annexe plus précisément Mme de Staël dans l’un de ses premiers grands textes critiques, la préface des Nouvelles Odes de 1824 (28 p. dans l’édition originale, ce qui en fait une étape significative vers la fameuse préface de Cromwell). Il tâche alors de prendre position dans la lutte qui oppose les classiques et les romantiques :

Pour lui, il ignore profondément ce que c’est que le genre classique et que le genre romantique. Selon une femme de génie, qui, la première, a prononcé le mot de littérature romantique en France, cette division se rapporte aux deux grandes ères du monde, celle qui a précédé l’établissement du christianisme et celle qui l’a suivi*. D’après le sens littéral de cette explication, il semble que le Paradis perdu serait un poème classique, et la Henriade une œuvre romantique. Il ne paraît pas rigoureusement démontré que les deux mots importés par Mme de Staël soient aujourd’hui compris de cette façon.

En littérature, comme en toute chose, il n’y a que le bon et le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et le faux.

Victor Hugo se pose dans cette préface en médiateur entre les deux écoles, et tente de démontrer que le romantisme n’est pas la conséquence de la Révolution française – une décadence de plus, selon les classiques. Au contraire, suivant le principe que « les plus grands poètes du monde sont venus après les grandes calamités publiques », c’est par contraste que la Révolution permettra l’émergence d’une grande littérature : « La littérature présente, telle que l’ont créée les Chateaubriand, les Staël, les La Mennais, n’appartient donc en rien à la révolution. » Bref, cette littérature est le résultat de la Révolution, mais elle n’en est pas l’expression, nuance qui présente plus d’un écart avec Mme de Staël. Il n’en reste pas moins que, dans la préface des Nouvelles Odes, cette dernière apparaît finalement trois fois : la première fois dans une périphrase sans ambiguïté (« une femme de génie ») doublée d’une citation de De l’Allemagne [l’épigraphe du chapitre XI de Han d’Islande, en 1823, était tirée du même livre], la deuxième fois sous son identité réelle, et la troisième fois comme second terme d’une trilogie ou plutôt d’une trinité doublement plurielle à l’origine de « la littérature présente » : Chateaubriand (le père), Mme de Staël (la fille) et Lamennais (le Saint-Esprit). On sait que l’histoire littéraire ultérieure retiendra davantage deux autres trinités : celle de la nouvelle génération poétique (Lamartine, Vigny, Hugo), ou celle de la vraie généalogie du génie littéraire et politique (Chateaubriand, Lamartine, Hugo), mais ce n’est pas une raison pour oublier la situation de 1824 selon Victor Hugo. D’autant qu’en 1827, les choses auront apparemment changé : pourtant imprégnée des idées de Mme de Staël, la fameuse préface de Cromwell ne la citera plus nommément. Stéphanie Tribouillard, dans son Tombeau de Mme de Staël, Les discours de la postérité staëlienne en France (1817-1850) publié chez Slatkine en 2007, y voit sans doute avec raison le signe que

Les idées staëliennes, assimilées, tombent, avec Hugo, dans le domaine public ; il ne s’agit plus d’en discuter la pertinence, de rendre hommage ou de s’inscrire en faux, mais de penser personnellement à partir d’elles, conjointement avec l’apport d’autres pensées, proches ou éloignées, qui, amalgamées, mises en faisceau, donnent naissance à de nouvelles théories. Mme de Staël n’est plus qu’un point de départ, inavoué, parmi d’autres, pour un jeune théoricien capable de dresser une synthèse géniale comme tremplin à sa théorie complète du drame.

Sans doute faut-il élargir cette explication au constat tout de même assez stupéfiant qu’il n’existe aucune référence directe à De l’Allemagne dans Le Rhin, le grand récit de voyage en Allemagne (et en Suisse !) publié en 1842 puis en 1845. Certes, Victor Hugo est à bien des égards, dans sa façon de voyager, de voir et d’écrire l’Allemagne, aux antipodes de Mme de Staël, et l’on ne serait pas loin de voir un peu d’hostilité dans ce troublant silence si, justement, il ne lui avait pas rendu un important hommage public l’année précédant son édition originale.

2) À défaut de se trouver dans Le Rhin, où il aurait sans doute été trop attendu, l’hommage le plus célèbre de Victor Hugo à Mme de Staël reste en effet celui qu’il lui rend là où on ne l’attendait pas, c’est-à-dire dans son discours de réception à l’Académie française, institution où les femmes, faut-il le rappeler, n’avaient alors pas leur place – discours prononcé le 3 juin 1841 devant une assistance d’élégance et d’élite digne en tous points de celle du pressoir de Coppet. Après les quatre échecs infligés à Victor Hugo par ses confrères, tout le monde attendait de sa part un discours littéraire, un chant triomphant ou même vengeur à la gloire du romantisme. C’était mal le connaître. Il surprit en commençant l’éloge de son prédécesseur, le dramaturge aussi étonnant qu’oublié Népomucène Lemercier, par un panégyrique de Napoléon courant sur plusieurs pages :

Messieurs,

Au commencement de ce siècle, la France était pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu’elle remplissait l’Europe. […]

Cet homme était prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonté. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitié, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n’y avait pas une tête, si haute ou si fière qu’elle fût, qui ne saluât ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait posé deux couronnes, l’une qui est faite d’or et qu’on appelle la royauté, l’autre qui est faite de lumière et qu’on appelle le génie. Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout, – excepté six poètes, messieurs, – permettez-moi de le dire et d’en être fier dans cette enceinte, – excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé ; et ces noms glorieux, j’ai hâte de les prononcer devant vous, les voici : DUCIS, DELILLE, MADAME DE STAËL, BENJAMIN CONSTANT, CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.

Que signifiait cette résistance ? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l’empire, la domination, la splendeur ; au milieu de cette Europe émerveillée et vaincue qui, devenue presque française, participait elle-même du rayonnement de la France, que représentaient ces six esprits révoltés contre un génie, ces six renommées indignées contre la gloire, ces six poètes irrités contre un héros ? Messieurs, ils représentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l’Europe, l’indépendance ; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté.

À défaut d’être tout à fait exacte, cette déclaration était habile : d’abord, parce qu’elle permettait de rendre un hommage appuyé à Chateaubriand, à la fois le seul survivant de cette pléiade, le premier appui de Victor Hugo à l’Académie, et le seul auteur auquel il aurait pu succéder sans démériter*, ensuite parce qu’elle indiquait la tonalité du discours : Népomucène Lemercier serait loué avant tout pour son héroïque résistance à l’Empire, d’autant plus méritoire qu’il avait été l’ami de Bonaparte officier, puis consul. Mme de Staël et Benjamin Constant occupent le centre de ce groupe des six loué pour son exceptionnelle résistance, aux tentatives de corruption comme aux menaces : « Après les caresses, je l’ajoute à regret, vinrent les persécutions. Aucun ne céda. Grâce à ces six talents, grâce à ces six caractères, sous ce règne qui supprima tant de libertés et qui humilia tant de couronnes, la dignité royale de la pensée libre fut maintenue. » Mme de Staël est maintenant reconnue comme une grande figure de résistance à la tyrannie ; ce sera bientôt un modèle.

En attendant, il est vraisemblable que l’adorateur posthume déclaré de Mme de Staël, qui siégeait lui aussi à l’académie, à savoir Lamartine, n’ait pas été très content de voir ainsi son égérie annexée par son illustre ami, alors même que ce dernier n’avait pas brillé jusque-là par un excès d’hommages publics (rien, ou presque, depuis les Nouvelles Odes de 1824). Nul ne s’est encore avisé, je crois, de lire son fameux « Ressouvenir du lac Léman », écrit et publié en août 1841 dans La Presse d’Émile de Girardin, comme une réponse circonstanciée au discours de Victor Hugo prononcé en juin. Ce qui caractérise ce beau poème où l’auteur se met en scène allongé sur le quai d’Évian (« Puissè-je, comme hier, couché sur le pré sombre/Où les grands châtaigniers d’Évian penchent l’ombre »), ce qui caractérise ce beau poème, c’est la prédominance absolue de Mme de Staël sur toutes les autres figures du Léman réunies, Rousseau, Voltaire et Byron. Prenant le contrepied de leurs échanges des années 1830, Lamartine répond en poète au discours académique de Victor Hugo. Car s’il commence par lui emboîter le pas, il ne s’arrête pas là :

 

Mais mon âme, ô Coppet, s’envole sur tes rives,
Corinne repose au bruit des eaux
En voyant ce tombeau sur le bord du chemin,
Tout front noble s’incline au nom du genre humain.
Colombe de salut pour l’arche du génie,
Pendant que sous ses fers l’univers avili
Du front césarien étudiait le pli,
Ce petit coin de terre, oasis de vengeance,
Protestait pour le siècle et pour l’intelligence :
Le poids du monde entier ne pouvait assoupir,
Liberté, dans ce cœur ton suprême soupir !
Ce soupir d’une femme alluma le tonnerre
Qui foudroya d’en bas le Titan de la guerre ;
Il tomba sur son roc par la haine emporté.
Vesta de la vengeance et de la liberté,
Sous les débris fumants de l’univers en flamme
On retrouva leurs feux immortels dans ton âme !…

Lamartine corrige le discours de réception de Victor Hugo à la gloire de Mme de Staël. En faisant plus ou moins implicitement référence à l’auteur des Feuilles d’automne (« l’univers avili/Du front césarien étudiait le pli » se cache à peine de parodier le célèbre « Et du premier consul, déjà, par maint endroit/Le front de l’empereur brisait le masque étroit »), il ne ménage pas sa peine pour souligner la singularité de Mme de Staël : « Seule elle traversa la mer de tyrannie ! » S’il rend hommage à un groupe, ce n’est pas à ce groupe des six un peu bien artificiellement composé par Victor Hugo pour les besoins ponctuels de son éloge de Lemercier ; s’il rend hommage à un groupe, c’est tacitement à celui de Coppet, dont Stendhal avait fait dès son Rome, Naples et Florence de 1817 « les états généraux de l’opinion européenne », et que Victor Hugo ne cite jamais comme tel. Dans la suite du poème, et c’est là leur principale pomme de discorde, Lamartine s’oppose frontalement au tableau si glorieux de l’empire brossé par son illustre ami, de même qu’à toute nostalgie, dont les conséquences – le Second empire entrevu avec dix ans d’avance – sont clairement désignées : « D’autres tyrans naîtront de ces larmes d’esclaves:/Diviniser le fer, c’est forger ses entraves ! » L’apostrophe de Lamartine à Mme de Staël se termine sur ces quatre vers par lesquels il semble prévoir aussi qu’il ne sera pas suivi dans cette voie :

Mais le temps est seul juge ; ami, laissons-les faire ;
Qu’ils pétrissent du sang à ce dieu du vulgaire ;
Que tout rampe à ses pieds de bronze… excepté moi !
Staël, à lui l’univers ! – mais cette larme, à toi ! –

Lamartine avait aussi neuf ans d’avance sur le concours de l’Académie française en 1850. Alternaient à l’époque, une année sur deux, un concours d’éloquence et un de poésie. En 1773, par exemple, l’« Éloge de Colbert » avait été remporté par un certain Jacques Necker (prix d’éloquence) ; en 1817, Saintine et Lebrun s’étaient partagé le prix de poésie dont le sujet était « Le Bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie » ; en 1850, le sujet du concours d’éloquence fut l’« Éloge de Mme de Staël ». Dix ans tout juste après l’« Éloge de Mme de Sévigné » remporté par Mme Amable Tastu, c’était la deuxième fois seulement dans toute l’histoire académique qu’une femme était le sujet du concours. Sous la rubrique « Académie française », ce prix fait l’objet d’une note édifiante de Victor Hugo, à la date du 19 mars 1850, qui ressemble à un portrait de groupe – dans le genre sarcastique. On remarquera au passage que Lamartine est absent :

On juge le concours de prose. Voici comment :

  1. de Barante lit une brochure, M. Mérimée écrit, MM. Salvandy et Vitet causent à voix haute, MM. Guizot et Pasquier causent à voix basse. M. de Ségur tient un journal. MM. Mignet, Lebrun et Sainte-Aulaire rient de je ne sais quels lazzis de M. Viennet. M. Scribe fait des dessins à la plume sur un couteau de bois. M. Flourens arrive et ôte son paletot. MM. Patin, de Vigny, Pongerville et Empis regardent le plafond ou le tapis. M. Sainte-Beuve s’exclame de temps en temps. M. Villemain lit le manuscrit en se plaignant du soleil qui entre par la fenêtre d’en face. M. de Noailles est absorbé dans une manière d’almanach qu’il tient entr’ouvert. M. Tissot dort. Moi j’écris ceci. Les autres académiciens sont absents.

(Le sujet du concours est l’éloge de Mme de Staël.)

Cette parenthèse finale a pu être analysée comme un témoignage de désaffection personnel de la part de l’auteur, mais c’est bien au contraire la marque d’une antithèse d’autant plus violente qu’elle est plus discrète. Tout le texte repose du reste sur l’idée que le lecteur n’a pas en tête le sujet de ce concours qui assomme des académiciens aussi prestigieux que Vigny, Mérimée ou Sainte-Beuve, dont le libéralisme doit beaucoup, sinon tout, à Mme de Staël… Six mois plus tard, une autre note confirme cette hypothèse. Elle met plus admirativement encore en évidence le décalage entre cette femme toujours trop moderne trente-trois ans après sa mort et l’Académie française engluée dans son conservatisme idéologique :

Aujourd’hui jeudi 12 septembre 1850, l’Académie travaillant au Dictionnaire, à propos du mot accroître, on a proposé cet exemple tiré de Mme de Staël :

La misère accroît l’ignorance et l’ignorance la misère.

Trois objections ont surgi immédiatement :

1° Antithèse.

2° Écrivain contemporain.

3° Chose dangereuse à dire.

L’Académie a rejeté l’exemple.

À l’époque où Victor Hugo a déjà commencé, composé une bonne part, puis interrompu la rédaction d’un grand roman encore intitulé Les Misères, on serait tenté de croire qu’il invente cette phrase de Mme de Staël, mais il n’en est rien. Elle est certes coupée, mais authentique, tirée du sixième chapitre de l’autre grand livre qui a nourri le jeune Victor Hugo à côté de De l’Allemagne, ces Considérations sur les principaux événements de la Révolution française publiées à si grand bruit en 1818, l’année qui a suivi la mort de Mme de Staël, que Sainte-Beuve a comparé leur parution à des funérailles nationales : « La misère accroît l’ignorance, l’ignorance accroît la misère ; et, quand on se demande pourquoi le peuple français a été si cruel dans la révolution, on ne peut en trouver la cause que dans l’absence de bonheur, qui conduit à l’absence de moralité. » Par ses interventions mêmes dans la citation de Mme de Staël, qui vont toutes dans le même sens (coupe de la phrase, suppression de la répétition du verbe, allègement de la ponctuation), la note de Victor Hugo, exactement au mitan du siècle qui est à bien des égards aussi un pivot pour lui dans son évolution politique, traduit dans sa spontanéité sa projection sur le personnage de Mme de Staël : car l’écrivain contemporain qui va être rejeté pour le danger de ses paroles et ses abus d’antithèses, surtout autour de ces questions cardinales de la misère et de l’ignorance, quel est-il sinon lui ? Et comment ne pas entendre résonner, dans cette association des termes ignorance et misère, la fin de la phrase si souvent citée qui servira justement de préface aux Misérables : « tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles » ?

Et voilà que, quinze mois plus tard, quelques jours après ce que Marx appellera « le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », Victor Hugo est exilé par le neveu de celui qui avait tant persécuté Mme de Staël. Leurs attitudes, si l’on voulait creuser ce parallélisme bizarre, sont radicalement différentes, dès l’origine. Mme de Staël en 1803 multiplie les lettres, les démarches, les requêtes, les exclamations. Elle ne cesse jusqu’à la fin d’écrire directement et de faire écrire pour elle à l’empereur excédé, et ce n’est qu’après dix ans, environ, qu’elle se met à composer un pamphlet contre l’empereur, lequel tombe finalement bien avant sa publication, posthume en 1821 (Dix Années d’exil). Tirant les leçons de cette conduite – et mesurant aussi mieux que personne (et surtout mieux que Lamartine) l’abîme séparant les deux Bonaparte – Victor Hugo fait tout l’inverse : il n’a de cesse d’écrire et de publier un livre contre l’empereur, ce sera Napoléon le Petit en 1852, et refuse radicalement d’entrer en communication directe avec lui. Cette antithèse dans l’attitude est tout ce qu’il y a de plus conscient et de plus raisonné, ainsi qu’il apparaît dans un passage du Journal d’Adèle Hugo où l’on voit Victor Hugo, célébrant dans l’intimité le 25anniversaire de la révolution de Juillet 1830, passer en revue quelques exilés célèbres avant lui : « De leur temps [du temps de Népomucène Lemercier et du peintre David, c’est-à-dire sous le Consulat et l’Empire], Mme de Staël, malgré sa conduite haute et fière vis-à-vis du premier Bonaparte, écrivait dans son exil (sans doute) constamment des lettres pour obtenir la grâce de rentrer à Paris. Pardonnons cette faiblesse à Mme de Staël. Ce n’en est pas moins un grand caractère. » Il en profite pour rappeler à la fois sa devise sur ce point (« Sévère pour soi, indulgent pour les autres »), et le poème par lequel il avait donné le ton. Ses fameuses « Ultima Verba » (« Dernières paroles », en latin, et dernier poème de Châtiments) avaient été précisément écrites au moment où l’empereur parlait pour la première fois de faire grâce aux proscrits. Elles se terminaient par trois strophes restées célèbres :

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublîrai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.
Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

 

Il avait juste un peu d’avance sur la réalité. Car Napoléon III tenta de diviser les exilés en accordant plusieurs amnisties conditionnelles, et il y parvint assez bien. En 1859 enfin, alors que le régime était bien installé, et comme s’il avait médité les confidences de son oncle Napoléon à son oncle Lucien (« J’ai eu tort, Mme de Staël m’a fait plus d’ennemis dans son exil qu’elle ne m’en aurait fait en France »), il décréta une amnistie générale et sans condition cette fois pour tous les proscrits. Beaucoup rentrèrent en France, mais Victor Hugo resta fidèle à ses « Ultima Verba » en renvoyant quatre phrases cinglantes :

Personne n’attendra de moi que j’accorde, en ce qui me concerne, un moment d’attention à la chose appelée amnistie.

Dans la situation où est la France, protestation absolue, inflexible, éternelle, voilà pour moi le devoir.

Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. Quand la liberté rentrera, je rentrerai.

Baudelaire admira tant cette déclaration qu’il la recopia de sa main pour la faire lire à son éditeur et ami Poulet-Malassis, sans songer sans doute qu’il créait ainsi un monstre infiniment précieux pour les amateurs d’autographes – et je parle sous le contrôle du plus éminent d’entre eux. Dans le catalogue de la vente « Très beaux livres du XIXe siècle » du 20 mars 1985 à l’hôtel Drouot (Claude Guérin et Domnique Courvoisier experts, cat n  20), il était troublant de voir cette page, marquée au coin par le style de Victor Hugo, dans l’écriture si reconnaissable de Baudelaire…

Quoi qu’il en soit, cette amnistie d’août 1859 fit le vide autour de Victor Hugo : après une petite dizaine d’années d’exil, ceux qui avaient résisté jusque-là aux sirènes du retour ne se firent pas prier longtemps pour rentrer. Abandonné par tous y compris par les siens, à l’exception notable et attendue de Juliette Drouet, Victor Hugo rouvrit enfin le manuscrit de son roman des Misères pour l’achever. C’est sur la trilogie de la première moitié des années 1860, le sommet de l’œuvre en prose de Victor Hugo dopé par l’exil, que je voudrais m’arrêter maintenant, en y explorant la place faite à Mme de Staël. Je parle d’une trilogie car on peut considérer qu’elle comporte trois volets : Les Misérables en 1862, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie en 1863, et enfin William Shakespeare en 1864. Même s’ils appartiennent à des genres résolument différents (un roman, une biographie autorisée, un essai), ils se succèdent chronologiquement et comportent tous trois une importante dimension autobiographique. Considérés sous l’angle qui nous intéresse, ils ont encore un point commun qui peut sembler étrange de prime abord : ils contiennent tous les trois, une fois chacun et sous trois modalités différentes, une référence à Mme de Staël.

1) Au début des Misérables, nul ne sera certes étonné de la retrouver dans le fameux chapitre intitulé « L’année 1817 » (I, III, 1), ouverture du livre intitulé « En l’année 1817 », où son absence eût été inimaginable. L’année 1817, nous l’avons rappelé, pendant laquelle Cosette est conçue pour le malheur de sa mère, est aussi celle qui marque les débuts littéraires de Victor Hugo. Ce chapitre des Misérables est resté célèbre car il consiste, très en avance sur la nouvelle histoire, en une longue énumération, concentrée en un seul et immense paragraphe, de faits ténus qui n’entretiennent aucun lien apparent entre eux. L’auteur la conclut ainsi :

L’histoire néglige presque toutes ces particularités, et ne peut faire autrement ; l’infini l’envahirait. Pourtant ces détails, qu’on appelle à tort petits, – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la végétation, – sont utiles. C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles.Cette avalanche de faits consciemment distordus fit écrire un livre entier de rectifications tatillonnes au critique Edmond Biré en 1895, L’Année 1817. Ce qu’il n’avait pas vu, ou pas voulu voir, c’est que nombre de ces informations disséminées, sinon toutes, ont une raison d’être d’ordre biographique, plus ou moins facile à décrypter. Par exemple, Victor Hugo rappelle incidemment : « L’académie française donnait pour sujet de prix : Le bonheur que procure l’étude. » Il ne rappelle pas, en revanche, qu’il avait concouru et obtenu une mention, au regard de son jeune âge qu’il s’était arrangé pour souligner dans des vers pourtant anonymes (« Moi, qui toujours fuyant les cités et les cours/De trois lustres à peine ai vu finir le cours »). Comment Mme de Staël aurait-elle pu manquer à cette énumération consacrée à l’année 1817, où se trouvent entre autres Chateaubriand et Paul-Louis Courier ? Elle apparaît dans un passage réservé, nul ne s’en étonnera, à la liberté de la presse et aux persécutions subies par les exilés :

On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient tout petits. Le format était restreint, mais la liberté était grande. Le Constitutionnel était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostitués insultaient les proscrits de 1815 ; David n’avait plus de talent, Arnault n’avait plus d’esprit, Carnot n’avait plus de probité ; Soult n’avait gagné aucune bataille ; il est vrai que Napoléon n’avait plus de génie. Personne n’ignore qu’il est assez rare que les lettres adressées par la poste à un exilé lui parviennent, les polices se faisant un religieux devoir de les intercepter. Le fait n’est point nouveau ; Descartes banni s’en plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge, montré quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu’on lui écrivait, ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient à cette occasion le proscrit. Dire : les régicides, ou dire : les votants, dire : les ennemis, ou dire : les alliés, dire : Napoléon, ou dire : Buonaparte, cela séparait deux hommes plus qu’un abîme. Tous les gens de bon sens convenaient que l’ère des révolutions était à jamais fermée par le roi Louis XVIII, surnommé « l’immortel auteur de la charte ».

Cet extrait un peu large appelle au moins deux remarques. La première, c’est que Mme de Staël est clairement associée aux persécutions subies par les exilés – même s’il s’agit cette fois, par un renversement de perspective dû au propre exil de Victor Hugo, non de ceux qui sont rentrés en 1815, mais de ceux qui ont dû partir à cette date-là. À ce détail près, ses manifestations sont identiques : insultes des « journaux vendus » par le fait de « journalistes prostitués », et courrier surveillé. Victor Hugo se soucie au fond assez peu du peintre David, dont il condamne dans l’intimité le comportement erratique, mais il en fait ici un prête-nom ; car c’est lui qui se plaint de ne pas recevoir ses lettres, allant jusqu’à orner ses propres enveloppes de commentaires ou d’indications pour la police. Et l’on notera au passage que c’est toujours le comble de l’aberration pour lui d’affirmer que Napoléon n’avait pas de génie… La seconde remarque est plus troublante : publier « Il y avait un an que madame de Staël était morte » au milieu de « L’année 1817 » – alors, rappelons-le, qu’elle avait rendu l’âme le 14 juillet 1817, date doublement facile à mémoriser, tant pour le jour (la prise de la Bastille) que pour l’année (les débuts littéraires officiels de Victor Hugo) – publier « Il y avait un an que madame de Staël était morte » pourrait passer pour une grossière erreur. Mais il n’en est rien : dans le carnet de travail publié par Jean-Bertrand Barrère en 1965 chez Minard (Un carnet des “Misérables”), le brouillon de ce passage, au f° 96, donne tout d’abord, avant d’être barré : « Mme de Staël venait de mourir. M. le duc de Berry avait un an de mariage. » Comme le duc de Berry avait épousé Marie-Caroline de Naples à Notre-Dame de Paris le 17 juin 1816, et comme Mme de Staël était morte le 14 juillet 1817, ces deux phrases reflétaient la stricte réalité, avant d’être rayées. Elles sont rayées au profit des deux phrases suivantes, toujours tirées du même carnet : « M. le duc de Berry venait de se marier. Il y avait un an que Mme de Staël était morte. » Quand bien même on déplacerait le curseur sur l’année 1818 pour rendre la seconde phrase correcte, la première deviendrait doublement incorrecte, puisque le duc de Berry aurait alors deux ans de mariage. Dans le manuscrit des Misérables, la version définitive laisse intacte la phrase consacrée à Mme de Staël, et transforme la phrase consacrée au duc de Berry en enlevant à ce dernier tout pouvoir décisionnel ; il ne choisit pas son mariage, qui lui est imposé, de même qu’il ne voit pas venir son assassinat programmé : « On venait de marier à une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. » Passons sur le déplacement, lisible lui aussi dans le carnet, de la cabale contre la pièce Germanicus d’Arnault, créée en mars 1817 par Mlle George, à la cabale contre Mlle Mars, organisée au début de la Restauration pour la même raison : l’amour de ces deux grandes actrices pour l’empereur tombé. Les trois phrases définitives, en mélangeant la chronologie, font se succéder la duchesse de Berry, c’est-à-dire une reine de France si le destin n’en avait pas décidé autrement, la baronne de Staël, c’est-à-dire une femme de génie si l’on veut bien se souvenir des premiers articles de Victor Hugo, et Mlle Mars, autre femme de génie dans son genre, mais simple actrice, ayant créé en 1830 le rôle de Dona Sol dans Hernani (et là aussi, l’ordre des temps s’inversait, puisqu’elle avait 51 ans et que Dona Sol était supposée en avoir 17).

Reprenons : le mariage du duc de Berry symbolise la continuité des temps par-delà la Révolution française, le Consulat et l’Empire, et donc le retour à l’Ancien Régime ; tout entière tournée du côté de la modernité et du nouveau monde, Mlle Mars est montrée sifflée par la Restauration naissante pour son bonapartisme, comme elle sera sifflée par la Restauration agonisante pour son romantisme (bataille d’Hernani). Entre ces deux mondes que tout oppose, la reine avortée et l’actrice de génie (l’alliance du trône et de l’église d’un côté, le théâtre où Victor Hugo cherchait à constituer le peuple de l’autre), la mort de Mme de Staël, appartenant par son titre et sa fortune à l’ancien monde, par son œuvre et par son génie au monde nouveau, est le pivot. À ce titre, et dans l’optique du romancier des Misérables qui veut saisir – et restituer – le moment 1817, inverser contre toute logique l’ordre entre le mariage du duc de Berry et la mort de Mme de Staël est une façon aussi magistrale que discrète d’en souligner la noirceur, de montrer le passage de la révolution, ou de l’évolution naturelle, à l’inquiétante involution qui marque cette période – et qui marque aussi, pour les lecteurs sachant lire entre les lignes, les années régressives du Second Empire pendant lesquelles il écrit à sa manière cette page d’histoire. Comme dans Hamlet, mais à petite échelle, et surtout avec toutes les apparences de la réalité, The time is out of joint. Ce n’est pas vraisemblable, mais c’est vrai.

Cependant, le ver est dans le fruit – si l’on veut bien admettre cette image hégelienne. En descendant encore d’un degré vers ce « calcul des profondeurs » qui est la marque de Victor Hugo selon Jacques Seebacher, on remarque que l’auteur a ajouté à sa version définitive, et pas uniquement pour son assonance avec Mme de Staël, la figure de Louvel : c’est « M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre par Louvel » (ce n’était pas invraisemblable puisque le dit Louvel, rapporte Pierre Larousse dans son grand dictionnaire, avait juré dès 1814 « d’exterminer tous les Bourbons »). Cela signifie, naturellement, qu’il y a quelque chose de plus fort que l’entêtement du passé à se survivre. Et cela permet aussi de comprendre la projection en 1818 qu’opère l’assertion : « Il y avait un an que madame de Staël était morte. » Car 1818, on s’en souvient, c’est la date de la publication bruyante du premier livre posthume de Mme de Staël, ces Considérations sur les principaux événements de la Révolution française où se trouve, entre autres développements plus fournis, les réflexions sur la misère et l’ignorance du peuple français sous l’Ancien Régime. Ainsi, les Bourbons semblent se perpétuer, mais leur fin est proche ; ainsi, Mme de Staël est morte, mais son œuvre s’accomplit. La providence agit dans l’ombre de cette année 1817 ; à l’image de Cosette dans le ventre de Fantine, conçue et abandonnée par son père comme on fait une farce, l’apparence carnavalesque de l’ancien monde couvre une gestation secrète contre laquelle on ne peut rien – c’est la fameuse « force des choses » qui sera chantée dans Châtiments. La Révolution française, ainsi que le répétait Mme de Staël, n’était vraiment pas une péripétie parmi d’autres dans l’histoire.

2) Un an après Les Misérables, paraît anonymement Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, œuvre écrite par Mme Hugo et corrigée par son entourage, que les exécuteurs testamentaires de Victor Hugo ne dédaignèrent pas d’ajouter à ses œuvres complètes. C’était, en quelque sorte, une variante modernisée de la Notice sur le caractère et les écrits de Mme de Staël, la biographie familiale autorisée d’Albertine Necker de Saussure qui ouvrait les œuvres complètes de 1820… Mais en 1985, une nouvelle version toilettée et complétée à partir de la masse considérable des brouillons conservés, sous la direction d’Anne Ubersfeld et de Guy Rosa, a paru sous le titre Victor Hugo raconté par Adèle Hugo. C’est là qu’il faut rechercher un épisode qui manque dans le grand récit du voyage aux Alpes de 1825. Ce voyage, rappelons-le, avait été entrepris par Victor Hugo en compagnie de son aîné, ami et compatriote bisontin Charles Nodier. Une calèche abritait Charles Nodier, son épouse, sa fille Marie (14 ans) et le peintre Gué ; une berline était occupée par Victor Hugo, son épouse Adèle et leur fille Léopoldine, âgée d’un peu moins d’un an, ainsi que par leur domestique de l’époque, Sophie. Ce sera à peu près le seul voyage que les époux Hugo accompliront ensemble, et cela restera l’un de leurs meilleurs souvenirs. Le but étant de faire un livre à plusieurs mains, un éditeur avait avancé les fonds ; il en sera pour ses frais, car le livre ne verra jamais le jour.

Non sans être allés saluer Lamartine à Mâcon et à Saint-Point, rencontre qui restera célèbre dans les annales du romantisme, les voyageurs arrivent à Genève au bout de onze jours de route.

La cité de Calvin, à part son vieux marché de la rue des Dômes, qui n’allait pas tarder à disparaître*, à part l’eau bleue du lac, ses féras et ses ombles chevaliers, s’accorde mal avec le goût de la fantaisie et de la nouveauté. La réglementation générale (défense de marcher sur les talus gazonnages), les visas partout demandés et les registres d’auberge rédigés comme des questionnaires de douane rebutent quelque peu les voyageurs :

Le gouvernement genevois a une police très tracassière. Un registre est déposé dans chaque auberge, les voyageurs doivent y inscrire leur nom, âge, qualité, dire d’où ils viennent, dans quel but ils voyagent. À cette dernière question, Nodier écrivit : « Venu pour le renversement de votre République » ; il détestait ce petit gouvernement, masquant son despotisme sous une dénomination généreuse et libérale.

Si Nodier s’était amusé à cette plaisanterie ailleurs qu’en imagination, aucun des voyageurs n’aurait obtenu son visa pour repartir, ce qui était pourtant leur premier objectif. Ils s’empressent de tourner le dos à Genève pour entrer en Savoie (qui appartenait alors au royaume de Sardaigne), et commencent leur remontée de la vallée de l’Arve. C’est à Chamonix, après une promenade risquée sur la mer de Glace où Victor Hugo manqua de perdre la vie, que les chemins des Nodier et des Hugo se séparent : les premiers continuent par Argentière, Vallorcine et Martigny ; les seconds rebroussent chemin jusqu’à Genève ; ils se retrouveront à Lausanne. C’est donc le 21 août 1825 au matin, par une journée magnifique, que la famille Hugo quitte Genève pour aller assister à une grande fête donnée à Lausanne en l’honneur de Guillaume Tell, comme Mme de Staël était allée, pendant l’été de 1808, assister à la fameuse « fête des bergers » d’Interlaken qu’elle racontera dans De l’Allemagne. Ils déjeunent à Rolle, dorment à Lausanne où ils retrouvent les Nodier, et reviennent ensemble le lendemain 22 août, toujours avec déjeuner à Rolle. Les Hugo passèrent donc deux fois à Coppet, et les Nodier une seule ; Adèle ne distingue pas dans son récit, mais comme elle semble associer Nodier à la visite, on peut imaginer qu’ils ne s’arrêtèrent qu’au retour, le 22 août 1825 en fin de journée :

On passa devant Coppet. Une grille rouillée scellée à un mur dégradé, laissait voir une grande pelouse entourée d’arbres. On n’apercevait du château, presque dissimulé dans les arbres, qu’une persienne peinte en gris. Les voyageurs, descendus de voiture, jetèrent un coup d’œil à travers la grille vers l’habitation, sans que l’envie leur vînt de pousser plus loin. Quand la mort a rendu un lieu solitaire, on n’y doit pénétrer qu’avec un sentiment d’amour ou d’enthousiasme. Charles Nodier, Victor Hugo surtout, d’une autre génération que Mme de Staël, n’avaient pas pour elle l’engouement de ses contemporains ; ils admiraient le caractère et le talent de l’illustre femme, mais n’avaient pas pour elle ce culte qui naît de l’admiration*.

Inhabituellement empruntée ou gauche dans son écriture de cet épisode, Adèle la complète par une longue citation de la visite accomplie sept ans plus tard au même endroit par Chateaubriand et de Mme Récamier (« tous deux amis et contemporains de Mme de Staël », précise-t-elle), rapportée dans les Mémoires d’outre-tombe à la date de 1832. Il est vrai que la concurrence était écrasante – puisqu’il s’agit sans doute de l’une des plus belles pages de Chateaubriand –, et qu’il y avait amplement de quoi perdre ses moyens, même pour un auteur plus chevronnée qu’elle. Adèle cite le récit de la visite du château et de ses « appartements déserts », puis du parc à l’automne, et de la visite au « bosquet funèbre » où reposent Mme de Staël et ses parents. Curieusement, elle s’arrête à la citation de l’épitaphe et supprime précisément les deux parties les plus sublimes du texte ; celle sur « les mondes isolés » qui séparent toujours les amants (« car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés ? »), et la méditation solitaire finale de Chateaubriand resté seul :

Je ne suis point entré dans le bois ; Mme Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : les nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil. J’apercevais de l’autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faîte était touché d’un rayon du couchant ; Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié. C’était au pied du tombeau de Mme de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l’ombre leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, Mme Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé.

Même si ce paragraphe est coupé dans la longue citation des Mémoires d’outre-tombe, la fin du récit d’Adèle présente un étrange contraste avec celui de Chateaubriand : « Pendant que nos voyageurs avaient mis pied à terre, un bateau à vapeur, chargé de monde et allant à Lausanne pour la fête, filait sur le lac. La vapeur, appliquée à la navigation, était récemment adoptée ; ce bateau, un des premiers qui fonctionnaient, devenait une curiosité. »

Il s’agissait en effet de l’un des premiers bateaux à vapeur du monde, le Guillaume-Tell, qui faisait la navette entre Genève et Lausanne en moins de cinq heures*. Les lecteurs des Travailleurs de la mer auront reconnu au passage La Durande, qui sera le premier steamer à « faire le service régulier de Guernesey à Saint-Malo ». Peu sensibles à cette poésie futuriste bien à sa place pourtant devant ces eaux traversées par Frankenstein – Mary Shelley seule manquait au tableau de Chateaubriand –, les relecteurs d’Adèle (essentiellement Auguste Vacquerie et Charles Hugo) supprimèrent tout ce passage, l’aveu des réticences explicites de Victor Hugo sur Mme de Staël comme l’aveu implicite d’impuissance de la biographe devant Chateaubriand, pour réduire à sa plus simple expression le château de Mme de Staël, dans la version officielle de Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie publié en 1863 :

La calèche et la berline ne firent qu’une excursion, pour aller voir à Lausanne une fête publique en l’honneur de Guillaume Tell ; on vit Coppet en passant. Le lac était couvert de bateaux pavoisés ; son azur répétait celui du ciel. Lausanne était trop petite pour la foule joyeuse accourue de tous les cantons. Genève, au retour, parut encore plus maussade, et le départ fut résolu pour le lendemain.

Cet « on vit Coppet en passant », publié l’année où l’on fêtait les cinquante ans de la publication de De l’Allemagne, peut laisser rêveur. Il ne faut y voir, je le crois, qu’un nouveau signe de la crainte, liée à la situation de 1863, d’assimiler les deux exils. Car si Victor Hugo passait pour la Mme de Staël de Napoléon III, cela reviendrait à faire de Napoléon III l’équivalent de son oncle – et ruinerait par là même l’un des fondements de la lutte de Victor Hugo contre le Second Empire. Du reste, ce dernier avait pris ses précautions dès Napoléon le Petit. Pour ceux qui n’avaient pas mesuré qu’il faisait exactement l’inverse de Mme de Staël (refus de la moindre communication avec le tyran, lutte immédiate par tous les moyens publics de l’imprimerie, journaux et pamphlets), il avait désigné publiquement George Sand comme la nouvelle Mme de Staël, qui semblait s’accommoder du régime, et préférait dans un premier temps essayer de continuer à fréquenter le tyran au lieu de lutter frontalement contre lui :

Empereur ? pourquoi pas ? […] Son Pie VII est à Rome dans la soutane de Pie IX. Son uniforme vert, on l’a vu à Strasbourg ; son aigle, on l’a vu à Boulogne ; sa redingote grise, ne la portait-il pas à Ham ? casaque ou redingote, c’est tout un. Madame de Staël sort de chez lui. Elle a écrit Lélia. Il lui sourit en attendant qu’il l’exile.

Il n’est pas indifférent que ce soit dans le volet ostensiblement biographique de la trilogie des années 1860 que soit marquée la plus grande distance avec Mme de Staël : il importe de ne pas confondre les exils, pour ne pas assimiler les tyrans.

3) Cette précaution vaut aussi, l’année suivante, pour William Shakespeare. Ces nouvelles rencontres internationales de Coppet sont placées sous le signe du bicentenaire de la publication tumultueuse de De l’Allemagne, à la fin de l’année 1813 pour l’édition de Londres, en français, au printemps de 1814 pour les éditions de Genève et de Paris. Pour les hugoliens, l’année 2014 marque d’abord le 150e anniversaire de la publication de William Shakespeare. Il m’a fallu curieusement ce télescopage d’anniversaires pour me rendre compte que William Shakespeare, considéré par beaucoup comme le crépuscule du soir du romantisme, avait été aussi en son temps une manière de célébration du cinquantième anniversaire de la publication de De l’Allemagne, crépuscule du matin du romantisme. Mme de Staël n’avait-elle pas précédé, et de loin, Victor Hugo, dans son admiration pour Shakespeare ? Et, coïncidence plus troublante encore, Mme de Staël n’avait-elle pas vécu son exil en compagnie du meilleur traducteur allemand de Shakespeare, Schlegel (cité dans William Shakespeare), comme Victor Hugo vivait le sien en compagnie du meilleur traducteur français de Shakespeare, son fils François-Victor ? Personne ne semble s’en être aperçu ni même avisé à l’époque ni depuis – personne, sauf Victor Hugo lui-même, puisqu’il réserve à Mme de Staël une place de choix en plein cœur de son William Shakespeare, au milieu exactement de la deuxième partie (le livre en compte trois). Quand bien même Victor Hugo, contre son habitude de ne jamais parler de ses livres, n’aurait pas signalé explicitement ces pages à son ami et disciple Auguste Vacquerie comme très importantes, on n’aurait pas manqué d’y relever un passage curieusement autobiographique. Dans ce chapitre intitulé « Zoïle aussi éternel qu’Homère », Victor Hugo dresse une liste ahurissante d’injures proférées contre l’œuvre ou la vie de Shakespeare, d’Homère, de Voltaire (encore ce dernier n’a-t-il que ce qu’il mérite, car il avait lui-même insulté Shakespeare), contre les drames d’Eschyle par Sophocle, par Racine et par Fontenelle, contre l’œuvre et la vie de Molière, de Corneille, de Diderot, de Byron, etc. Réquisitoire où se trouve au passage cette belle formule, à peine démodée par les nouveaux moyens de communication : « Tout peut s’écrire. Le papier est un grand patient. »

Dans un deuxième temps, Victor Hugo « ajout[e] un détail » sur les auteurs persécutés par le pouvoir. Sans faire autrement illusion, il s’amuse à souligner qu’il fait de l’histoire et ne parle donc pas pour son propre compte : « La persécution politique d’autrefois, c’est d’autrefois que nous parlons, s’assaisonnait volontiers d’une pointe de persécution littéraire. » Il en rajoute en signant ce développement par un indice toujours hautement significatif chez lui, auquel il convient donc de faire attention, l’introduction d’un personnage nommé Hugo :

Françoise d’Issembourg de Happoncourt, femme de François Hugo, chambellan de Lorraine, et fort célèbre sous le nom de Mme de Graffigny, écrit à M. Devaux, lecteur du roi Stanislas : « – Mon cher Pampan, Atys étant éloigné (lisez : Voltaire étant banni), la police fait pulluler contre lui quantité de petits écrits et pamphlets qu’on vend un sou dans les cafés et les théâtres. Cela déplairait à la marquise*, si cela ne plaisait au roi. »

François-Antoine Devaux, dit Panpan (diminutif lorrain de François), avait été en effet le meilleur ami de Mme de Graffigny (qui en fit son légataire universel) ; comme plus tard Juliette Drouet et Victor Hugo, toutes proportions gardées, ils s’écrivirent tous les jours pendant un quart de siècle, et les lettres de Mme de Graffigny, qui remplissent des volumes, sont devenues une mine précieuse pour les chercheurs. Victor Hugo avait rendu compte, lors de leur publication en 1820, des lettres de Mme de Graffigny à Devaux sur son séjour à Cirey, près Nancy, chez Voltaire et Mme du Châtelet, pendant l’hiver 1738-1739 : Vie privée de Voltaire et de Mme du Châtelet, pendant un séjour de six mois à Cirey ; par l’auteur des Lettres péruviennes : Suivie de cinquante lettres inédites, en vers et en prose, de Voltaire (Paris, Treutel et Wurtz, Pélicier, Delaunay, Mongie, 1820). Mais si Victor Hugo s’intéressait à cette Mme de Graffigny, ce n’est pas seulement parce qu’elle était l’arrière-petite-nièce du célèbre graveur Jacques Callot, c’est aussi, et sans doute surtout, parce qu’il avait pu s’en croire le cousin. Elle appartenait en effet à cette famille des Hugo de Lorraine dont il avait ironiquement revendiqué la parenté au début des Misérables, faisant de « Hugo, évêque de Ptolémaïs », sujet de méditation pour Monseigneur Bienvenu, l’« arrière-grand-oncle de celui qui écrit ce livre ». Sommé par un journaliste du Figaro (déjà !) de s’expliquer une bonne fois pour toutes sur ses parentés, et bien empêché de lui livrer une démonstration probante, il lui répondrait bientôt :

Personnellement, je n’attache aucune importance aux questions généalogiques. L’homme est ce qu’il est, il vaut ce qu’il a fait. Hors de là, tout ce qu’on lui ajoute et tout ce qu’on lui ôte est zéro. D’où mon absolu dédain pour les généalogies.

Les Hugo dont je descends sont, je crois, une branche cadette, et peut-être bâtarde, déchue par indigence et misère. Un Hugo était déchireur de bateaux sur la Moselle. Mme de Graffigny (Françoise Hugo, femme du chambellan de Lorraine) lui écrivait : mon cousin.

On ne saurait mieux botter en touche, et laisser planer le doute. On remarque toutefois que dans William Shakespeare, qui est à bien des égards la suite, le commentaire ou le couronnement des Misérables, Victor Hugo ne revendique pas cette parenté plus ou moins illustre : elle est juste sous-entendue par l’identité de son mari François Hugo – qui est entre parenthèses aussi celle de son fils, le traducteur de Shakespeare. Un tel rappel est naturellement symbolique, le François Hugo mari de Mme de Graffigny, joueur et buveur, étant resté dans l’histoire pour avoir tant battu sa femme qu’elle avait fait pleurer Voltaire et Mme du Châtelet en leur racontant ses malheurs, après avoir obtenu la séparation. Le lien de parenté, qui n’est plus revendiqué autrement que par la conformité des patronymes, permet avant tout de dessiner un lien de Hugo à Voltaire, de Jersey à Cirey, sinon de Guernesey à Ferney.

Et c’est à la fin de ce même développement autobiographique crypté, comme si souvent chez Victor Hugo, qu’apparaît enfin Mme de Staël. Si le William Shakespeare, ouvrage dédié à l’Angleterre, est bien d’une certaine façon le De l’Allemagne de Victor Hugo, on ne saurait trop accorder d’attention à cette espèce de mise en abyme :

Madame de Staël, exilée à quarante-cinq lieues de Paris, s’arrête aux quarante-cinq lieues juste, à Beaumont-sur-Loire, et de là écrit à ses amis. Voici un fragment d’une lettre adressée à madame Gay, mère de l’illustre madame de Girardin : « Ah ! chère madame, quelle persécution que ces exils !… » (Nous supprimons quelques lignes.) « … Vous faites un livre, défense d’en parler. Votre nom dans les journaux déplaît. Permission pourtant d’en dire du mal. »

Ce paragraphe appelle plusieurs remarques, qui auraient dû alerter les annotateurs de William Shakespeare. La première, c’est ce Beaumont-sur-Loire, à « quarante-cinq lieues juste » de Paris. Il existe un Beaumont en Haute-Loire, à côté de Brioude, dont il ne saurait être ici question : même si la définition exacte de la lieue reste fluctuante, il faut rester aux environs de deux cents kilomètres de Paris… Économisons-nous une recherche topographique inutile, tant il existe de Beaumont, et regardons la vie de Mme de Staël : on sait qu’elle a séjourné aussi bien à Maffliers, près de Beaumont-sur-Oise, qu’à Chaumont-sur-Loire. Or on connaît la fameuse lettre où Bonaparte, lassé de voir ses opposants toujours réunis, de près ou de loin, autour de l’auteur de Delphine, écrit à son ministre de la justice Régnier, le 3 octobre 1803 :

Je suis instruit, Citoyen Ministre, que madame de Staël est arrivée à Maffliers, près Beaumont-sur-Oise. Faites-lui connaître, par le moyen d’un de ses habitués et sans causer d’éclat, que si le 15 vendémiaire [8 octobre 1803], elle se trouve là, elle sera reconduite à la frontière par la gendarmerie. L’arrivée de cette femme, comme celle d’un oiseau de mauvais augure, a toujours été le signal de quelque trouble. Mon intention n’est pas qu’elle reste en France.

La fille de Necker ne se laissant pas immédiatement impressionner, Bonaparte lui intime alors l’ordre, le 15 octobre 1803, de se tenir dans les vingt-quatre heures à quarante lieues au moins de Paris. Après avoir tout tenté auprès de Bonaparte lui-même et de son entourage, et rien obtenu de plus que quelques jours supplémentaires à Paris, Mme de Staël part pour l’Allemagne. Accompagnée de Benjamin Constant, elle se trouve à quarante lieues de Paris le 25 octobre 1803 : « Enfin, nous nous arrêtâmes à Châlons, et M. Benjamin Constant, ranimant son esprit, souleva par son étonnante conversation au moins pendant quelques instants le poids qui m’accablait. » Ils burent même du champagne pour fêter l’anniversaire de Benjamin Constant, 36 ans ce jour-là, précise Simone Balayé dans les notes de sa magistrale édition de Dix années d’exil (Fayard, 1996).

Quand bien même Victor Hugo aurait confondu Châlons-sur-Marne [aujourd’hui Châlons-en-Champagne] et « Beaumont-sur-Loire », ce qui devient un peu difficile à imaginer, on ne peut dater cette lettre de ce jour-là, Sophie Gay n’étant entrée dans la carrière littéraire qu’en 1802, l’année de Delphine, qui lui inspira entre parenthèses le prénom de son illustre fille, Delphine Gay, alias Mme de Girardin. Doit-on plutôt penser que Victor Hugo, en écrivant « Beaumont-sur-Loire », pensait en réalité à Chaumont-sur-Loire, château aujourd’hui bien connu par son festival international des jardins ? La distance de 172 kms correspondrait assez bien au « 45 lieues » annoncées. La lettre serait alors plus facile à dater, Mme de Staël y ayant passé la fin du printemps et une grande partie de l’été de 1810 (Chaumont-sur-Loire puis, non loin de là, Fossé), le temps de mettre la dernière main à De l’Allemagne. Cette hypothèse est confirmée par un extrait du début de ce voyage aux Pyrénées et en Espagne de 1843, qui devait faire pendant au Rhin, et qui ne fut jamais publié par Victor Hugo à cause de la mort de Léopoldine. Dans la première lettre, datée de Bordeaux le 20 juillet [1843], le voyageur racontait son départ rapide. Il critiquait, par un premier mouvement d’humeur, la Loire, puis faisait amende honorable de la manière suivante :

Pourtant la Loire a ses beautés. Mme de Staël, exilée par Napoléon à cinquante lieues de Paris, apprit qu’il y avait sur les bords de la Loire, exactement à cinquante lieues de Paris, un château appelé, je crois, Chaumont. Ce fut là qu’elle se rendit, ne voulant pas aggraver son exil d’un quart de lieue. Je ne la plains pas. Chaumont est une noble et seigneuriale demeure. Le château, qui doit être du seizième siècle, est d’un beau style ; les tours ont de la masse. Le village, au bas de la colline couverte d’arbres, présente précisément un aspect peut-être unique sur la Loire, l’aspect d’un village du Rhin, une longue façade développée au bord de l’eau.

À défaut d’être citée dans Le Rhin, l’auteur de De l’Allemagne apparaîtra donc ainsi, à la faveur de ce paysage rhénan transplanté, dans le volume posthume Alpes et Pyrénées – mais l’important est ici, à quelques lieues près, la conformité entre les deux anecdotes.

Victor Hugo étant quelquefois difficile à déchiffrer, on pouvait alors croire qu’il avait écrit Chaumont sur son manuscrit de William Shakespeare, et que les typographes avaient composé Beaumont. Mais le manuscrit de William Shakespeare étant maintenant, comme la plupart des autres, consultable en ligne, il était facile de vérifier : or la graphie de Beaumont y est impeccable, et presque soulignée comme pour témoigner d’un écart volontaire. Force est donc de constater que Victor Hugo a voulu synthétiser ainsi, de manière si réussie que personne n’y a rien vu pendant cent cinquante ans, deux lieux d’exils de Mme de Staël, et plus précisément les deux bornes de ce que l’on appelle quelquefois son premier exil : Beaumont-sur-Oise et Chaumont-sur-Loire, son point de départ pour l’Allemagne et l’endroit où elle fit ses dernières corrections sur épreuves, bref l’alpha et l’oméga de ce De l’Allemagne qui allait la chasser non plus à quarante lieues, mais tout à fait hors de France. La date présumée de cette lettre devient dès lors, avec de grandes chances, aussi symbolique que le lieu de l’exil…

En effet, la correspondance publiée de Mme de Staël ne donne pour cette période-là (ni pour les autres, je crois bien, ce qui ne laisse pas d’être inquiétant) aucune lettre à Sophie Gay.

Une note de l’Édition nationale des Œuvres complètes de Victor Hugo, la première publication dans l’histoire de l’édition à proposer une description systématique des manuscrits d’un écrivain, incite pourtant à revenir au manuscrit de William Shakespeare. Cette note indique en effet que le manuscrit contient un extrait plus long de la lettre en question, accompagné de deux commentaires de Victor Hugo, dont le premier est l’indication de régie suivante : « Ne pas citer toute la lettre. » Comme je n’ai tout d’abord pas trouvé cet extrait, j’ai dû faire appel à Guy Rosa, qui prépare depuis quelque temps la première édition critique exhaustive de William Shakespeare, avec toutes les variantes du manuscrit. Le passage en question se trouvait en réalité à quelques pages de distance vers le haut, au verso du folio 231 très exactement. Il m’en a envoyé la transcription intégrale, ce qui me permet pour finir de vous donner aujourd’hui, à Coppet le 15 avril 2014, 150e anniversaire de la publication de William Shakespeare, la primeur d’un passage encore inédit du manuscrit – vous ne serez donc pas venus pour rien :

L’illustre madame de Girardin montrait, il y a dix ans, à des absents de France qu’elle était venue voir à Jersey, la remarquable lettre qu’on va lire, écrite à sa mère Madame Gay par une autre femme illustre, Madame de Staël. Madame de Staël, exilée à quarante-cinq lieues de Paris, s’était arrêtée à quarante-cinq lieues juste, à Beaumont-sur-Loire. C’est de là qu’elle écrivait : – « Ah ! chère madame, quelle persécution que ces exils ! … [dans l’interligne : « (lacune ici) »] quelle aubaine pour vos ennemis littéraires, et autres ! Ils reçoivent d’en haut l’ordre agréable de vous injurier. Quiconque veut plaire aboie. Voici comment cela se passe. Malte-Brun voulait parler de mon livre, il avait fait un premier article, Et. est venu aux Débats dire de la part de la police que Malte-Brun eût à discontinuer. Vous publiez un écrit, un grand ouvrage. Injonction aux feuilles qui sont pour vous de se taire, invitation aux journaux qui sont contre vous de parler. Ils n’ont pas besoin qu’on les presse beaucoup. Ils s’en donnent à cœur joie. J’ai compté jusqu’à douze articles consécutifs de P… contre moi, l’auteur a eu une gratification. En outre la police fait pulluler pour vous dire des injures, des quantités de petits écrits et de petits pamphlets à deux sous qu’on vend le jour sur les boulevards et le soir dans les théâtres. Voilà ce que c’est que l’exil.

Comme s’il dialoguait avec la lettre, Victor Hugo ajoute à la suite de ce passage le commentaire suivant : « L’exil n’est pas que cela. D’ailleurs, absent ou présent, la haine sait où trouver le grand homme. Être chez soi ne l’empêche pas [var. sans choix : « ne le sauve pas »] d’être insulté. »

Ce document mérite à tout le moins quelques commentaires.

Écrivain français d’origine danoise, géographe et critique, condamné par sa patrie d’origine à un exil perpétuel, Conrad Malte-Brun (1775-1826, père du géographe Malte-Brun popularisé notamment par Jules Verne), est rédacteur de la partie de la politique du Nord au Journal des Débats à partir de 1806. Le livre dont parle Mme de Staël dans la lettre pourrait donc être Corinne (1807), mais ce roman ne concernant pas précisément le Nord, et Malte-Brun n’ayant semble-t-il jamais écrit d’article sur Corinne, il s’agit bien plus vraisemblablement de De l’Allemagne. Du reste, Malte-Brun rend compte de De l’Allemagne non pas dans Les Débats, en effet, mais dans le deuxième tome de son ouvrage intitulé Le Spectateur, ou Variétés historiques, littéraires, critiques, politiques et morales, en mai 1814. Sa méthode est intéressante : pour évoquer la réception pour le moins contrastée du livre en France, il utilise la forme amusante et dialoguée d’une saynète, à peu près comme le fera plus tard Victor Hugo dans sa « Comédie à propos d’une tragédie », deuxième préface du Dernier Jour d’un condamné. En attendant, cette mention de Malte-Brun met en évidence un vrai problème : si l’origine de Chaumont-sur-Loire datait obligatoirement cette lettre du milieu de l’année 1810, la critique de Malte-Brun la fait tout aussi obligatoirement postérieure à la publication de De l’Allemagne, et antérieure à la chute de Napoléon, soit l’hiver 1813-1814, et même plus vraisemblablement encore, comme la lettre concerne la réception du livre, la fin de l’hiver ou le début du printemps. Or à cette date-là, bien loin d’être à « quarante » ou « quarante-cinq » lieues de Paris, Mme de Staël est installée à Londres. La conclusion s’impose : le contenu de cette lettre entre en contradiction avec sa présentation. D’autres indices témoignent de façon irréfutable en faveur d’un montage.

Le manuscrit tel qu’il apparaît contient déjà un certain nombre de ratures et de variantes, ce qui semble un peu contradictoire avec la copie d’un document existant ; il est vrai que la mention si réaliste « lacune ici » pourrait semer le doute, si elle n’avait pas été ajoutée en surcharge comme un pur effet de réel. Mais le style de la lettre étonne aussi. Si la formulation « Et. est venu aux Débats dire de la part de la police que Malte-Brun eût à discontinuer » sonne indéniablement grand siècle, voire siècle des Lumières, les deux phrases suivantes sont en revanche frappées au coin de la griffe hugolienne (prise à partie du lecteur ou du correspondant ; construction nominale, antithèse, etc.) : « Vous publiez un écrit, un grand ouvrage. Injonction aux feuilles qui sont pour vous de se taire, invitation aux journaux qui sont contre vous de parler. » L’indice le plus évident, toutefois, rejette ces premières remarques au rang de byzantinismes. La dernière phrase attribuée à Mme de Staël – « En outre la police fait pulluler pour vous dire des injures, des quantités de petits écrits et de petits pamphlets à deux sous qu’on vend le jour sur les boulevards et le soir dans les théâtres » – se retrouve dans William Shakespeare, trois paragraphes plus haut, dans la lettre supposée de Mme de Graffigny, femme de François Hugo, à François-Antoine Devaux, dit Panpan : « Mon cher Panpan, Atys étant éloigné […], la police fait pulluler contre lui quantité de petits écrits et pamphlets qu’on vend un sou dans les cafés et les théâtres. » En passant d’une femme et d’un siècle à l’autre (75 ans d’écart tout de même) avec une désinvolture qui le ferait sans doute condamner à la peine maximale par les women studies d’aujourd’hui (à moins de mettre à son crédit une conscience aiguisée du genre qui prime sur l’époque), Victor Hugo s’est contenté de diviser par deux le prix de vente des libelles.

Ajoutons une troisième femme de lettres en rappelant que la destinataire supposée de cette missive est « madame Gay, mère de l’illustre madame de Girardin », c’est-à-dire Sophie Gay. Et l’on sait que Delphine de Girardin fut la première et tout d’abord la seule à braver le danger pour aller rendre visite à Victor Hugo exilé à Jersey, au début du mois de septembre 1853 – épisode resté célèbre dans l’histoire littéraire par l’importation des tables tournantes, ou parlantes, qui permettait d’entrer en communication avec les morts. Nulle trace cependant de l’esprit de Mme de Staël dans les procès-verbaux conservés – ce qui n’empêche pas de rêver… L’épisode des tables a orienté dans un sens bien particulier l’écriture et la composition des Contemplations, où se trouve un hommage signalé à Mme de Girardin. En lui annonçant à l’occasion des vœux pour l’année 1855 la publication prochaine de son plus grand recueil de poèmes, Victor Hugo lui avait écrit une longue lettre – attestée, celle-ci, et connue, et splendide – en lui rappelant l’origine de son prénom : « Vous, votre nom est Mme de Staël en même temps que Mme de Girardin, vous n’êtes pas Delphine pour rien, et, avec une charmante indifférence d’astre, vous couvrez de rayonnements le cloaque. » Paroles d’autant plus mémorables qu’elles sont testamentaires : Mme de Girardin meurt pendant que Victor Hugo corrige les épreuves des Contemplations, cette lettre est donc la dernière qu’il lui a écrite. Mais il y a mieux (ou pire) : en 1817, Mme de Staël, très malade, était allée mourir dans l’hôtel qu’habitait Sophie Gay, rue Neuve-des-Mathurins, à l’ouest de l’actuel Palais Garnier de Paris.

Par la mort et l’exil – et l’exil est comme la mort selon Ovide cité par Victor Hugo [« Exul sicut mortuus »] ou selon Bolingbroke cité par Mme de Staël [Reflexions on exile] – par la mort et l’exil Mme de Girardin et sa mère établissent donc un lien très étroit entre Mme de Staël et Victor Hugo. Relevons au passage cet autre point commun entre les biographies de ces deux auteurs, qui les prédisposait pour ainsi dire à ce voisinage funeste : la perte en leur absence, avant ou au début de leur exil, de l’être qu’ils aimaient le plus au monde : M. Necker pour Mme de Staël, Léopoldine pour Victor Hugo – tous deux n’ayant eu de cesse par la suite, pendant leurs exils respectifs, d’ériger un tombeau littéraire à ce père et à cette fille adorés.

Inutile de préciser qu’on chercherait en vain une trace de cette lettre supposée de Mme de Staël à Sophie Gay dans les Salons célèbres, ouvrage de Sophie Gay (Dumont, 1837) qui consacre pourtant une place de choix au « Salon de Mme la Baronne de Staël ». Comme leur ami Chateaubriand, elle ne semblait même pas y prendre très au sérieux les plaintes de la châtelaine exilée. Le passage suivant, qui se termine par une belle rupture syntaxique, en porte le témoignage :

Un ordre d’exil vint condamner Mme de Staël à déposer le sceptre de la conversation parisienne. Sa vie brillante se concentra dans une intimité plus digne d’envie que les plaisirs du monde. Sous les yeux du père qu’elle adorait, entourée d’amis spirituels que l’exil lui attirait comme il en repousse ordinairement tant d’autres, occupée de l’éducation de sa fille, dont la beauté, l’esprit et les vertus devaient réaliser tous les vœux de son ambition maternelle, dominée par la rédaction des ouvrages qui l’ont placée au premier rang de nos littérateurs, objet des hommages de tous les souverains et de tous les grands talents de l’Europe, nous ne saurions partager sa pitié pour son sort.

Difficile, pour conclure sur ce point, de déterminer le degré de réalité de cette lettre. Il est bien possible après tout, même si aucun document n’en porte un quelconque témoignage, que Mme de Girardin soit venue à Jersey en septembre 1853 avec une lettre de Mme de Staël sur l’exil – peut-être adressée à sa mère, ou peut-être pas. Cela pouvait entrer dans le dispositif mis en place par Mme de Girardin (de la part de son mari, le fondateur de La Presse, ou de plus haut encore) pour infléchir la position radicale de Victor Hugo : en faisant de lui l’autre exilé célèbre du siècle, ce qui était plutôt flatteur, elle lui montrait au passage ce que l’exil pouvait lui réserver comme souffrances à venir. C’est une mise en garde analogue que Victor Hugo met en scène en 1877 dans son Histoire d’un crime (IV, 10), à la fin de la visite rapportée que lui aurait rendue Jérôme Bonaparte en 1851, un mois avant le coup d’État. Cet autre neveu de l’empereur le mettait en garde, dans un dialogue homérique, contre le danger qui le menaçait s’il s’opposait à son oncle : « – Tenez, vous ne savez pas ce que c’est que l’exil. Je le sais, moi. C’est affreux. Certes, je ne recommencerais point. La mort est une chose d’où l’on ne revient pas, l’exil est une chose où l’on ne retourne pas. » À quoi Victor Hugo aurait répondu : « – S’il le faut[, lui dis-je,] j’irai, et j’y retournerai. »

Quoi qu’il en soit, cette lettre aussi (ou aussi peu) authentique que ce dialogue était repartie avec sa propriétaire. Victor Hugo en avait peut-être fait prendre une copie par sa fille Adèle, qui tenait déjà le journal de l’exil, ou il en avait tout simplement retenu les grandes lignes. Dans un cas comme dans l’autre, il l’avait reconstituée, dix ans plus tard, pour les besoins de son William Shakespeare, et lui avait associé cette histoire de l’exil à quarante lieues de Paris (version historique de Napoléon Bonaparte), quarante-cinq lieue (version de William Shakespeare) ou cinquante lieues (version du voyage aux Pyrénées), pas une de plus dans tous les cas, qui l’avait autrefois tant marqué.

Reste sa phrase conclusive, « Voilà ce que c’est que l’exil », dont on aimerait vraiment savoir si elle est de lui ou de Mme de Staël. Le fait qu’il prenne la peine de la discuter in fine (« L’exil n’est pas que cela ») ferait pencher en faveur de Mme de Staël, si d’autres indices, notamment les titres d’un chapitre crucial des Misérables (III, III, 6) et d’un poème essentiel des Contemplations (VI, 22), respectivement « Ce que c’est que d’avoir rencontré un marguillier » et surtout « Ce que c’est que la mort », n’attestaient pas plutôt du contraire. La question n’est pas mince, puisque si cette expression disparaît de la version publiée de William Shakespeare, elle servira en revanche de titre, en 1875, au plus grand texte de Victor Hugo sur la question, rédigé en guise de préface au deuxième tome d’Actes et paroles (sous-titré Pendant l’exil, 1852-1870) et publié à part chez Michel Lévy frères : Ce que c’est que l’exil*.

Il existe enfin une autre trace, plus visible, de cette communauté d’inspiration, finalement profonde, entre les deux exils. On pourrait y voir, en quelque sorte, la métamorphose finale de Victor Hugo en Mme de Staël, au-delà même de ces écarts qui frappaient encore l’auteur des Châtiments à Jersey, quand il comparait devant sa fille Adèle (le 5 mai 1854) son « exil sombre, exil abandonné » à « cet exil à Coppet de Mme de Staël, cet exil paré et consolé par les correspondances de toute la presse ». Son fils Charles, qui est souvent l’écho de son père, s’amusait pourtant à confondre l’année suivante la mer et le lac : « Ma foi j’avoue que j’[en] ai assez de la solitude et du lac Léman et que Jersey finit par m’ennuyer. » Comme autrefois s’imposait le parallèle entre Ferney et Coppet, fût-ce pour donner comme Stendhal en 1817 la palme à Coppet (« Voltaire n’a jamais rien eu de pareil »), Victor Hugo à Jersey puis à Guernesey était régulièrement comparé par ses visiteurs ou son entourage à Voltaire à Ferney ; mais quand il s’agit pour lui de passer à la fiction romanesque, il semble revenir à Coppet. (Le château de Ferney, si Necker l’eût racheté à Voltaire comme il y avait songé quelques années avant d’acquérir Coppet, toute cette histoire aurait été simplifiée.) Car l’expression la plus littéraire de la métaphore maximale liant Coppet à Guernesey, il faut aller la chercher dans le dernier roman d’exil, le plus sombre malgré son titre, L’homme qui rit (1869). Hugo, qui avait été pair de France avant la révolution de 1848, y dessine de lui un autoportrait assez transparent en lord Clancharlie, pair d’Angleterre devenu républicain et subissant un exil volontaire (son exil était bien « volontaire » depuis l’amnistie générale de 1859). Ce personnage de lord Clancharlie est lui-même composé à partir des figures historiques et bien réelles celles-ci d’Edmond Ludlow et d’Andrew Broughton, républicains intransigeants opposés à Cromwell qui étaient venus mourir en exil et qui reposent pour l’éternité dans l’église de Vevey. Edmond Ludlow, surtout, qui apparaissait déjà dans la pièce Cromwell, avait pour devise « Ubi libertas, ibi patria » (là où est la liberté, là est la patrie), que les exilés de Coppet et de Guernesey auraient pu reprendre à leur compte, même si le second lui avait préféré une devise un peu plus métaphysique, Exilium vita est (l’exil est la vie, ou la vie est un exil). En tout cas, dans le roman (II, I, 1, I), la maison d’exil de lord Clancharlie, qui ressemble assez à celles que Victor Hugo occupa d’abord à Jersey, puis à Guernesey, est située au bord du lac Léman, « entre Lausanne et Vevey ». Plutôt qu’un transfert improbable de Ferney du côté de chez Jean-Jacques, c’est bien un mélange de Coppet, pour la situation, et d’Hauteville-House pour l’architecture :

Il s’était retiré en Suisse. Il habitait une espèce de haute masure au bord du lac de Genève. Il s’était choisi cette demeure dans le plus âpre recoin du lac, entre Chillon où est le cachot de Bonnivard, et Vevey où est le tombeau de Ludlow. Les Alpes sévères, pleines de crépuscules, de souffles et de nuées, l’enveloppaient ; et il vivait là, perdu dans ces grandes ténèbres qui tombent des montagnes. Il était rare qu’un passant le rencontrât. Cet homme était hors de son pays, presque hors de son siècle.

Il suffit de prendre une carte du Léman pour remarquer que la maison d’exil de lord Clancharlie est exactement à la même distance de l’extrémité orientale du lac que le château de Coppet de son extrémité occidentale. De L’homme qui rit à Ce que c’est que l’exil, il apparaît bien que Mme de Staël compte pour beaucoup plus qu’on aurait tout d’abord pu le croire dans le rapport de Victor Hugo à son propre exil et, plus largement, à la question de l’exil. Comme en témoignait déjà sa présence en filigrane dans la trilogie des années 1860, son effacement relatif est à mettre avant tout sur le compte de leurs rapports respectifs à Napoléon. Tout s’explique peut-être par ce fameux vers de Victor Hugo dans sa deuxième ode à la Colonne (Les Chants du crépuscule, II, 7), datée du 9 octobre 1830 – soit du moment, précédant de peu la mort de Benjamin Constant, où le régime qui s’installait correspondait au mieux aux écrits et aux aspirations de Mme de Staël. Victor Hugo au nom de sa génération s’adresse aux mânes de Napoléon en établissant ce distinguo subtil : « Car nous t’avons pour dieu sans t’avoir eu pour maître » – tout l’inverse de Mme de Staël, même si l’un comme l’autre ont eu Napoléon pour obsession constante. C’était explicable et fatal pour Mme de Staël ; plus original pour Victor Hugo, dont Péguy blaguait encore au siècle dernier (Notre Patrie, 1905) sa manie récurrente d’avoir Napoléon pour calendrier.

Il ne me reste plus qu’à vous remercier pour votre attention. J’ai été trop long, mais je m’en console en pensant à ce bon bourgeois de Genève qui, invité à une soirée théâtrale à Coppet en novembre 1807 dans ce qui est aujourd’hui la bibliothèque du château, songeait à peine à se plaindre d’avoir dû rester debout de 15h30 à 22h30. Il est vrai qu’il avait vu jouer Mme de Staël et Mme Récamier, ce qui n’est pas précisément votre cas… J’espère donc seulement que vous n’allez pas noter ce soir dans vos tablettes, en rentrant dans vos foyers, la même chose que Charles-Victor de Bonstetten il y a 210 ans : « Je reviens de Coppet, et je suis maintenant tout abêti, arraché à mon doux repos […]. J’en suis si fatigué que je gis à demi mort et ma chambre me paraît un tombeau. »

* M. Nicolas Niemtchinow.

* C’est du moins ce que je croyais avant de voir le magnifique buffet servi avec tant de générosité à l’issue de la conférence sous les combles du pressoir.

* De l’Allemagne. (Note de l’édition de 1824.) La note est de Victor Hugo, et la citation tirée du chapitre « De la poésie classique et de la poésie romantique ».

* M. Jean Bonna a rappelé à cette occasion les deux lettres mythiques qui font partie de sa collection : celle que Victor Hugo écrivit à Chateaubriand le 18 janvier 1841 pour le remercier de l’avoir inlassablement soutenu dans sa course à l’Académie (« Pour un poète qui en serait digne, votre suffrage, Monsieur le Vicomte, c’est un sacre »), et la réponse de Chateaubriand datée du surlendemain : « Vous ne devez rien à personne, Monsieur ; votre talent a tout fait : vous avez mis vous-même votre couronne sur votre tête. »

* En 1866, Victor Hugo dessinera une maison de l’ancienne rue des Dômes à Genève, à partir d’un croquis pris en 1825 : « On l’a bêtement démolie. J’en ai sauvé cette maison. Elle était en bois, elle n’est plus que papîer, hélas ! Je la recopie sur mon croquis gauche de 1825, dont je calque la naïveté. » (Raymond Escholier, La Place Royale et Victor Hugo, Firmin-Didot et Cie, 1933, p. 149-150.) Ce dessin a été gravé pour l’édition Hugues d’Alpes et Pyrénées, p. 29.

* C’est apparemment vrai, du moins pour Victor Hugo, à l’époque où Mme Hugo rédige ce récit. Car leur fille avait noté dans son journal, à la date du 23 septembre 1852, et sans autre commentaire : « Mon père parlait de Mme de Staël, et lui reconnaît un talent modéré. »

* Étonnante et contradictoire rencontre avec cet « esprit de Coppet », « berceau d’une société nouvelle » qui, selon son meilleur historien Pierre Kohler (Mme de Staël au château de Coppet, Lausanne, Spes, 1943, p. 111), devait précisément apparaître comme « un milieu vieillot » pour « le XIXe siècle du progrès mécanique, du pétrole et des chemins de fer, pour les lecteurs de Baudelaire et de Verhaeren ».

* Mme de Pompadour. [Note de Victor Hugo.]

* Jamais réédité à part entre 1875 et 2008, où il est présenté par Guy Rosa aux éditions des Équateurs. Sa préface, « La Parole exilée », résume sa communication « Ce que c’est que l’exil », présentée au Groupe Hugo le 20 octobre 2001 (http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/01-10-20rosa.htm).