Conférence du 1er septembre 2015

Littérature et diffamation : le pouvoir des pamphlets

De prime abord, le sujet de mon intervention de ce soir a sans doute de quoi surprendre. En effet, pourquoi s’intéresser, dans le cadre d’un cycle de conférences consacré à la grande littérature, à ce qui peut apparaître aux yeux de certains comme le plus méprisable des genres littéraires : le genre des libelles diffamatoires ? Pourquoi, alors que Mme de Staël nous invite à fréquenter les plus hautes sphères de la création poétique et philosophique, vouloir au contraire descendre dans les bas-fonds de la presse clandestine et des chroniques scandaleuses et s’embourber dans l’univers fangeux de la calomnie ?

Il ne faudrait pas se méprendre sur mes intentions : ma démarche n’est sous-tendue par aucun parti pris iconoclaste ou anti-élitiste. En me focalisant sur d’obscurs pamphlets, je ne cherche pas à tourner ostensiblement le dos à l’étude des classiques, mais à la compléter, dans une perspective d’histoire socioculturelle, en rappelant avec insistance que les ouvrages familiers qui trônent dans nos bibliothèques ne forment qu’une infime fraction de la production éditoriale du passé, à commencer par celle du XVIIIe siècle dont il sera question aujourd’hui. Il faut dire que pendant longtemps, les dix-huitiémistes ont suivi une autre voie que celle que j’ai choisi d’emprunter. Durant des décennies, ils ont privilégié l’étude des grands auteurs et des textes canoniques. Pieusement transmis de génération en génération, ce tableau d’honneur, ce Panthéon de papier, donnait certes une image édifiante de la littérature du temps des Lumières, mais il en offrait également une représentation très incomplète. Aussi admirables soient-ils, les classiques incontournables que sont Candide, De l’esprit des lois ou le Contrat social ne sauraient incarner à eux seuls l’extraordinaire diversité de la production livresque de l’époque. Portant ses regards sur les écrivains illustres et leurs ouvrages érigés en chefs-d’œuvre, la postérité a délaissé les auteurs de seconde catégorie et les textes qualifiés de « mineurs », à tel point que la plupart d’entre eux sont tombés dans l’oubli. Jugé anecdotique ou indigne d’un examen sérieux, l’immense corpus des libelles diffamatoires a été l’une des principales victimes de ce mélange d’indifférence et de proscription. Fort heureusement, depuis les années 1970, la situation a progressivement évolué. Les travaux pionniers de l’historien américain Robert Darnton sur les « Rousseau du ruisseau » et le commerce clandestin du livre[1] ont puissamment contribué à favoriser la redécouverte de la part d’ombre des Lumières : cette littérature séditieuse et souterraine qu’on avait jusqu’alors négligé d’étudier de façon approfondie, et dont on avait sous-estimé à la fois l’ampleur et l’impact. Dans le sillage de Robert Darnton, plusieurs historiens des médias et des représentations, tels que Roger Chartier, Chantal Thomas, Annie Duprat, Antoine de Baecque ou Olivier Ferret, ont entrepris d’explorer, de diverses manières, l’univers foisonnant de la production pamphlétaire du XVIIIe siècle[2].

Dans ma conférence de ce soir, afin de montrer de façon concrète et détaillée le rôle important qu’ont joué les libelles dans la culture politique française à la fin de l’Ancien Régime et sous la Révolution, et afin d’illustrer le pouvoir dévastateur de ces petites brochures venimeuses, je vais me concentrer sur le cas des pamphlets dirigés contre le père de Mme de Staël, l’ancien propriétaire de ce château où nous nous trouvons : le ministre des finances Jacques Necker (1732-1804), qui fut l’une des cibles privilégiées de cette littérature de combat. Le célèbre banquier genevois fut assurément, avec Marie-Antoinette, l’un des personnages de l’époque qui a suscité le plus grand nombre de publications à caractère diffamatoire. Si peu d’hommes d’État ont été aussi populaires que Necker à la fin de l’Ancien Régime[3], dans le même temps, peu d’individus ont été autant calomniés que lui. Victime d’un lynchage médiatique d’une ampleur spectaculaire, il n’a cessé d’être vilipendé par les libellistes, tout au long de sa carrière d’homme public. Entre le milieu des années 1770 et le début de la Révolution, les diverses campagnes de diffamation lancées contre le ministre de Louis XVI ont généré la publication de près de 150 pamphlets, dont certains ont eu un écho considérable au moment de leur diffusion.

Or, avant que je m’y intéresse de près il y a quelques années, ce vaste ensemble de brochures avait très peu retenu l’attention des historiens. En dépit de leur nombre important et de leur retentissement, les libelles contre Necker étaient restés presque entièrement ignorés par la recherche dix-huitiémiste. Dès lors, les investigations approfondies que j’ai menées, et le livre que j’ai consacré à ce sujet[4], ont eu pour objectif de combler cette lacune, en offrant, pour la première fois, une exploration fouillée et systématique de cette terra incognita qu’est la littérature anti-neckerienne. Car les pamphlets contre Necker ont beaucoup à nous apprendre : d’abord, parce que leurs conditions de rédaction, d’impression, de distribution et de réception – telles que j’ai pu les reconstituer à partir des archives – éclairent avec précision le fonctionnement de cet univers fascinant qu’est celui du marché littéraire illicite du XVIIIe siècle : un univers peuplé d’écrivains ratés, de mouchards sans scrupules, de marchands-libraires aux dents longues, d’inspecteurs de police corrompus, et de colporteurs faméliques qui vont croupir à la Bastille. Mais aussi parce que la littérature anti-neckerienne est porteuse d’un imaginaire politique très riche : à travers ces libelles, c’est toute la question de l’image de l’étranger, du protestant, ou du banquier, qui est en jeu. Les thèmes qui sous-tendent la légende noire du ministre de Louis XVI renvoient à une mythologie qui dépasse largement le seul « cas Necker », et qui nous offre une voie d’accès privilégiée à certaines représentations collectives de l’époque.

Cette histoire de la littérature anti-neckerienne, je vais à présent en retracer les principales étapes, en m’arrêtant en cours de route sur deux affaires (l’une située au début des années 1780, l’autre au début de la Révolution) : deux études de cas qui permettront, chemin faisant, d’illustrer les phénomènes plus généraux que j’ai souhaité évoquer dans cette conférence, et sur lesquels je reviendrai de manière plus synthétique en fin de présentation.

Relevons au préalable un détail chronologique amusant : l’histoire des pamphlets contre Necker débute durant les premiers mois de l’année 1775, c’est-à-dire au moment de la création du Barbier de Séville de Beaumarchais, pièce qui contient, comme vous le savez, la fameuse tirade sur la calomnie. Or, cette tirade ne figurait pas dans la version initiale du Barbier ; Beaumarchais l’a ajoutée, en réaction à l’actualité polémique du moment, à savoir la dispute entre l’avocat Simon-Nicolas-Henri Linguet et l’abbé André Morellet. La parution en janvier 1775 de la Théorie du paradoxe de Morellet suscite, dès la mi-février, une réplique de Linguet intitulée Théorie du libelle, ou l’art de calomnier avec fruit. Comme l’a montré René Jasinski, cet ouvrage de Linguet a inspiré à un Beaumarchais très réactif sa tirade sur la calomnie[5]. Cette Théorie du libelle témoigne aussi du fait que le genre même du libelle constitue, dans ce contexte, un objet de préoccupation et de réflexion. « La calomnie, Monsieur ? Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés » : la mise en garde de Basile, prononcée sur la scène du théâtre des Tuileries le 23 février 1775 pourrait presque s’adresser à Necker ; en effet, le Genevois sera bientôt, pour la première fois, la cible des pamphlétaires, à l’occasion de la vive controverse qui règne alors au sujet du commerce des blés.

Lorsqu’il prend part à ce débat brûlant, Necker n’est pas encore ministre des finances, mais ses idées économiques sont déjà connues du public, notamment en raison de son Éloge de Jean-Baptiste Colbert, qui lui a permis de remporter, en 1773, le prestigieux prix d’éloquence de l’Académie française. Son traité intitulé Sur la législation et le commerce des grains lui vaut à nouveau des louanges, mais lui attire aussi la haine des Physiocrates. À la fois acclamé et décrié, le traité sur les blés donne lieu à un affrontement qui constitue l’épisode inaugural d’une longue suite de polémiques associées au nom de Necker.

Alors que les Physiocrates, et leur représentant au pouvoir Turgot, prônent la liberté absolue du commerce des grains (« Laissez faire, laissez passer »), Necker publie, en avril 1775, ce livre très remarqué dans lequel il prend le contre-pied des idées physiocratiques, en plaidant en faveur de l’interventionnisme étatique ; selon lui, il est indispensable que le gouvernement joue un rôle actif dans la régulation de la vie économique du royaume. Le succès retentissant de ce traité exaspère les Physiocrates, d’autant plus qu’au même moment, le déclenchement du mouvement insurrectionnel qu’il est convenu d’appeler « Guerre des farines » met à mal la politique céréalière de Turgot. La contre-attaque des Physiocrates est cinglante : Condorcet, Nicolas Baudeau, l’abbé Morellet (encore lui !) et d’autres auteurs, publient des pamphlets virulents dans lesquels ils tentent par tous les moyens de discréditer les idées professées par Necker. Néanmoins, en dépit de cette opposition farouche, le Genevois sort vainqueur de la controverse sur le commerce des blés. Son livre est le best-seller du moment, et sa popularité auprès de l’opinion publique ne cesse d’augmenter. Un an plus tard, en 1776, Turgot est disgracié, et Necker le remplace à la tête de l’administration des finances.

L’arrivée d’un banquier étranger et protestant au sommet de l’État n’est pas pour plaire à tout le monde à Versailles, d’autant que le nouveau grand argentier de Louis XVI entend mettre fin à un certain nombre d’abus dans la gestion de la trésorerie royale. Au cours de son premier ministère (1776-1781), Necker met en œuvre un vaste programme de réformes visant à rationaliser l’administration des finances[6]. Cependant, cette politique réformatrice s’accomplit au détriment d’un petit nombre de privilégiés, et porte gravement atteinte aux intérêts de ceux qu’on appelle les « financiers ». Qu’ils soient trésoriers, receveurs généraux ou fermiers généraux, ces personnages riches et influents, chargés de la perception des impôts et du maniement des deniers du roi, voient subitement leurs gains et leur pouvoir compromis. Au printemps 1780, alors que Necker vient de frapper coup sur coup les fermiers généraux et les receveurs, il devient impératif pour les financiers d’empêcher leur adversaire de poursuivre son action. Dès lors, ils vont tout faire pour provoquer la chute de ce ministre qui réduit leurs prérogatives et menace leurs revenus. Dans cette lutte souterraine, ils privilégient une arme : le pamphlet. Intrigant de haut vol et fervent défenseur des financiers, le fermier général Jacques-Mathieu Augeard (1731-1805) est le principal instigateur de cette campagne de dénigrement lancée contre le Genevois. Cette cabale fera l’objet de ma première étude de cas :

La première charge d’Augeard contre Necker, la Lettre de M. Turgot à M. N***, est un libelle de 34 pages, daté d’avril 1780[7]. L’idée d’une lettre adressée par l’ancien ministre des finances à son successeur permet à Augeard de placer, d’entrée de jeu, son texte sous le signe d’un décalage entre, d’une part, la formation éminente d’un homme ayant réalisé le cursus honorum parfait au sein de l’administration monarchique (Turgot fut maître des requêtes, puis intendant, avant d’accéder au Contrôle général), et, d’autre part, les habitudes soi-disant vétilleuses et mesquines d’un ancien commis de banque accoutumé à faire des petits calculs derrière son comptoir. Aussi l’auteur fait-il tenir ce discours à Turgot : « J’ai suivi toutes vos opérations, Monsieur, depuis votre élévation. Je vois tous les jours que j’ai fait une grande faute en entrant dans le ministère ; j’aurais dû vous choisir pour mon premier commis, cette place devait alors vous convenir. […] Vous connaissez mieux la manière de tenir les Livres, et d’en faire la balance. J’avoue que je regardais cette manipulation au-dessous de moi ; c’est mon principal tort : il tient infiniment peut-être au préjugé de la naissance, de l’éducation, et de l’habitude dans les moyens d’acquérir. Différent de moi Monsieur, à tous ces égards, et de tous mes prédécesseurs, vous avez eu plus d’avantages que nous, et vous avez fait briller des connaissances que les Sully, les Richelieu, les Mazarin, les Colbert avaient eu la maladresse de rejeter dans les classes subalternes. »[8] Après cette entrée en matière un brin perfide, Augeard ne jouera plus à se faire passer pour Turgot ; il se fera ouvertement l’avocat des financiers, sans chercher à fonder son argumentation sur des principes connus pour être ceux de l’ancien ministre (ce dernier n’était d’ailleurs pas du tout un défenseur de la Ferme générale). Le choix du titre de la brochure a donc principalement été dicté par des motifs « publicitaires » : tirant profit de la célébrité des deux protagonistes et de leur rivalité notoire, Augeard savait qu’une prétendue lettre de Turgot à Necker attirerait l’attention du public.

Dans son libelle, le fermier général mobilise des thèmes sur lesquels la littérature anti-neckerienne brodera à l’envi durant les années qui suivront : le thème du protestant (« Vous êtes Protestant ; le titre de protecteur, de libérateur de vos frères vous flatterait : à coup sûr, il vous serait à jamais décerné, si vous pouviez parvenir à leur ménager une consistance civile, à leur faire acquérir tous les privilèges du citoyen, à leur procurer enfin la tolérance et la liberté »[9]) ; le thème de l’étranger (« Votre berceau s’oppose à aucune entrée dans les charges de l’État, et par conséquent dans le ministère. […] Comparaison faite de votre famille et celle du dernier des fermiers généraux, les Bourgeois de Paris vaudront toujours bien les horlogers et les maîtresses d’école de Genève »[10]) ; le thème du républicain (« Né républicain, vous ne pouvez pas aimer la monarchie. […] Dans une monarchie, il faut connaître la distinction des rangs et les égards dus aux personnes »[11]) ; ou encore le thème du roturier d’extraction modeste (« Il n’y a que la distance de la fortune acquise entre vous [et] votre cocher. […] C’est toujours la comédie des Valets devenus Maîtres »[12]). La stratégie d’Augeard consiste à façonner une image de Necker qui soit en totale inadéquation avec le profil habituel d’un Contrôleur général. Le pamphlétaire entend démontrer que cet homme qui n’est ni catholique, ni français, ni noble, et qui, de surcroît, est né dans une république, est l’exacte antithèse du type d’individu qu’il faudrait placer à la tête des finances de l’État. Le but est de disqualifier Necker, en le faisant apparaître comme un intrus qui n’a aucun droit d’exercer des fonctions au sommet de l’administration royale.

Si Augeard n’admet pas qu’un ministre des finances puisse être protestant et étranger, il y a un autre trait distinctif de Necker qui lui est encore plus insupportable : le fait qu’il soit banquier. Pour comprendre cette réaction, il faut se replacer dans le contexte de l’époque, et rappeler que le XVIIIe siècle a été marqué par un fort antagonisme entre les financiers et les banquiers. Herbert Lüthy, qui s’est intéressé de près à ce conflit, a mis en évidence le contraste entre une finance catholique, française, étroitement liée à l’administration monarchique, et une banque essentiellement protestante, cosmopolite, étrangère (notamment genevoise), et indépendante du pouvoir[13]. Augeard place cette opposition entre financiers et banquiers au cœur de son pamphlet, et accuse Necker de favoriser les seconds au détriment des premiers : « Vous détestez les financiers ; […] vous êtes banquier, vous êtes lié à tous les banquiers ; votre formation est en banque : aussi, il n’y a pas une de vos opérations qui ne soit en dernière analyse au profit de la banque. […] Depuis longtemps il existe une rivalité entre les banquiers et les financiers. Les derniers ont eu jusqu’à présent le dessus ; mais vous régnez, et vos banquiers ont pris le haut bout. […] Tous nos prédécesseurs, depuis Sully, avaient préféré des compagnies de financiers à des compagnies de banquiers, parce qu’ils étaient persuadés que ceux-ci ont deux patries, l’une où ils trouvent l’argent à bon marché, et l’autre où ils le vendent fort cher. Ces grands ministres savaient que les banquiers sont tellement indépendants du gouvernement, qu’ils rendent au contraire le gouvernement dépendant d’eux, quand il fait affaires avec eux. »[14]

Augeard prétend que si Necker cherche à se débarrasser des financiers et à leur substituer des commis soumis à ses ordres, c’est dans le but d’avoir les coudées franches pour placer « tout le crédit de l’État dans les mains des banquiers »[15]. Selon le fermier général, le Genevois ne se contente pas de faire le jeu de ses confrères ; il profite également d’augmenter sa propre fortune. D’après le pamphlétaire, Necker est en effet bien loin d’avoir coupé les ponts avec son ancienne maison de banque : encore étroitement lié à celle-ci, il parvient à s’enrichir secrètement en associant sa société à la gestion de la trésorerie royale et en lui permettant de placer son argent de manière très avantageuse grâce aux informations confidentielles qu’il lui livre au sujet de la politique financière de l’État[16]. Augeard ajoute que le ministre ne s’est pas seulement servi de cette stratégie pour accroître sa richesse et renforcer la puissance des banquiers, mais qu’il a aussi trouvé dans ce système un moyen habile de devenir pratiquement « irrévocable »[17], en rendant le gouvernement débiteur de sa maison de banque. Aux yeux du fermier général, Necker est assurément « le cosmopolite le plus dangereux »[18], et il est urgent de mettre un terme à son influence néfaste avant qu’il ne conduise la France à la faillite, tout comme l’avait déjà fait un autre banquier étranger, John Law, au temps de la Régence. « L’exemple de 1720 est encore sous nos yeux »[19], déclare le libelliste, en faisant référence au naufrage financier provoqué par l’Ecossais. Afin d’insister sur ce rapprochement entre Law et Necker, Augeard publie, en annexe à son pamphlet, un « Tableau comparatif »[20] qui met en parallèle les principaux actes ministériels des deux hommes et présente ces mesures comme étant en tous points similaires. La conclusion est sans appel : « M. L[aw] était étranger et banquier. Il fut Contrôleur général. Il bouleversa le royaume, ruina les particuliers, fit faire la banqueroute et se sauva. M. N*** est étranger et banquier. Il est Directeur général. Il bouleverse tout ; il ruine les particuliers ; il fera… »[21] Augeard laisse à ses lecteurs le soin d’imaginer la suite.

Le succès de la Lettre de M. Turgot à M. N*** est foudroyant. Le 20 avril 1780, alors que la brochure vient à peine de paraître, les Mémoires secrets constatent qu’elle « fait un bruit du diable. […] On dit qu’elle est fort accueillie à la cour et qu’elle y cause une fermentation considérable »[22]. Huit jours plus tard, Mme Du Deffand écrit à Horace Walpole que selon certaines sources, 6000 exemplaires ont déjà été répandus dans le public[23]. Les Mémoires secrets nous donnent de précieuses informations sur les différents modes de diffusion du pamphlet. Dans un premier temps, celui-ci est envoyé gratuitement au domicile de quelques personnages haut placés : « L’auteur, pour causer une explosion plus vive et plus rapide, a fait remettre des exemplaires de cet écrit aux portes des ministres et des grands »[24]. À cette diffusion ciblée, qui révèle une connaissance des réseaux versaillais et qui laisse penser que la Lettre de M. Turgot « a été écrite par quelqu’un de très soutenu »[25], succède une distribution à plus grande échelle, par le biais de colporteurs. La parution du pamphlet et la sensation qu’il produit affectent profondément Necker, lequel est blessé dans son amour-propre et conscient que de tels assauts peuvent fragiliser sa position gouvernementale et discréditer son programme de réformes.

En mai 1781, la cabale menée par Augeard et par d’autres adversaires de Necker – comme l’intendant Charles-Alexandre de Calonne, futur ministre, ou Antoine Bourboulon, trésorier du comte d’Artois, lesquels contestent ouvertement les chiffres publiés par Necker dans son Compte rendu au Roi[26] – finit par porter ses fruits : sous la pression des milieux conservateurs de la Cour, Louis XVI désavoue Necker, qui se voit contraint de quitter ses fonctions, au grand dam de la population, dont il est l’idole. La chute du ministre est une victoire pour les pamphlétaires anti-neckeriens, mais cette victoire est à double tranchant. Certes, le Genevois n’est plus en place, mais l’exceptionnel soutien que les Français lui témoignent au moment de sa disgrâce accroît encore sa popularité, et transforme, d’une certaine manière, sa défaite en triomphe. Necker est vaincu politiquement, mais il emporte avec lui les regrets de la nation.

Durant les années qui précèdent la Révolution, le rappel au pouvoir du Genevois est réclamé avec ferveur par l’opinion publique. Mais dans le même temps, cet hypothétique retour en grâce est redouté comme la peste par les adversaires du ministre déchu, qui ne veulent en aucun cas voir leur ennemi reprendre la direction des finances de l’État. Aussi, chaque intervention publique de Necker suscite immédiatement une levée de boucliers dans le camp de ses détracteurs. Qu’il publie un traité d’administration, comme en 1784, ou un plaidoyer en faveur de la religion, comme en 1788, le résultat est le même : aussitôt, les libellistes orchestrent un véritable tir de barrage, en diffusant de nombreuses brochures satiriques destinées à miner la crédibilité du dernier ouvrage neckerien. Les pamphlétaires tournent notamment en dérision le ton emphatique et larmoyant du père de Mme de Staël, un ton qui vaudra à Necker d’être surnommé le « banquier sentimental ».

Rappelé au pouvoir en août 1788 pour lutter contre la détresse des finances royales et préparer la réunion des États généraux, Necker est l’homme fort du gouvernement de Louis XVI à la veille et au début de la Révolution. Idole des Français jusqu’à l’automne 1789, le ministre verra ensuite sa popularité s’effondrer à une vitesse stupéfiante. Accusé par les royalistes d’avoir procédé à la liquidation de la monarchie, Necker devient également suspect aux yeux des « patriotes », lesquels lui reprochent d’être trop « modéré » : « Ô M. le baron de Coppet, vous ne serez donc jamais au niveau de la Révolution ; vous allez toujours à reculons […], vous conservez votre allure pesante »[27], s’exclame Camille Desmoulins, qui brocarde l’attitude frileuse du ministre et le surnomme « le petit papa Necker ». Pris en étau, décrié par les polémistes des deux camps, Necker voit son étoile pâlir.

En janvier 1790, Jean-Paul Marat lance contre le Genevois un assaut spectaculaire, sous la forme d’une série de pamphlets outrageants dans lesquels il accuse le ministre d’être un affameur du peuple, un suppôt de la tyrannie, un traître et un assassin[28]. L’auto-proclamé « Ami du Peuple » se découvre un allié en la personne de Jean-Jacques Rutlidge (1742-1794), homme d’affaires raté et écrivain désargenté[29], qui vient de passer quelques semaines en prison après avoir été accusé d’être un fauteur de troubles et de s’être immiscé sans mandat dans les affaires d’approvisionnement des Parisiens en pain. Rutlidge est tout aussi déterminé que Marat à causer la perte de Necker, car il est persuadé que c’est le ministre des finances qui a provoqué son incarcération, sous prétexte qu’il en savait trop au sujet des puissants meuniers qui monopolisent les blés. Il en déduit que Necker, sous couvert de lutter contre la disette, est en réalité le protecteur occulte des accapareurs. Bien que cette interprétation des faits ne soit fondée sur aucune preuve, Rutlidge n’en démord pas et n’a plus qu’une idée en tête : se venger. Unis par leur détestation commune du Genevois, Rutlidge et Marat vont conjuguer leurs efforts et multiplier les libelles. J’en viens donc à ma seconde étude de cas :

Le plus redoutable des pamphlets anti-neckeriens de Rutlidge paraît en avril 1790. Intitulé L’astuce dévoilée, ce libelle, qui rencontre un vif succès, est une sorte de « biographie scandaleuse » du ministre des finances[30]. Usant d’un procédé narratif aussi simple qu’efficace, Rutlidge s’emploie à retracer, étape par étape, l’ascension sociale et politique vertigineuse de Necker, en révélant les intrigues qui ont rendu possible une pareille élévation. L’idée consiste à montrer au public par quels moyens crapuleux un homme sorti du néant est parvenu à se frayer un chemin jusqu’aux plus hautes sphères du royaume. La recette n’est pas nouvelle ; l’auteur reprend ici une formule ayant déjà maintes fois fait ses preuves, et dont le modèle est l’un des plus grands best-sellers clandestins du siècle : les Anecdotes sur Mme la comtesse Du Barry (1775), dans lesquelles le pamphlétaire Pidansat de Mairobert raconte, à grand renfort de détails sulfureux, comment une intrigante issue des bas-fonds de la capitale a pu se hisser jusque dans les appartements du roi et devenir la favorite de Louis XV.

Dans cette « vie de Necker » qu’est L’astuce dévoilée, Rutlidge commence, comme il se doit, par évoquer l’enfance de son « héros ». Il nous explique que ce Genevois, fils d’un régent de collège eut, dès son plus jeune âge, la passion des chiffres : rien ne pouvait distraire ce petit garçon des opérations arithmétiques auxquelles il se livrait assidûment, si ce n’est quelques jeux d’argent qui lui permettaient de dépouiller ses camarades d’école[31]. Au sortir de l’adolescence, Necker décida de mettre à profit son talent pour le calcul, et choisit la profession de banquier, parce que celle-ci était susceptible de lui procurer l’aisance financière dont il rêvait et dont sa famille était dépourvue. Arrivé à Paris « aussi pauvre que Job » et « crotté jusqu’à l’échine » (p. 8), il entra comme simple commis au service du banquier genevois Vernet, dont il s’attira l’affection en le flattant servilement. Lorsque le maître prit sa retraite, Necker s’appliqua à gagner la confiance de son nouveau patron, Thellusson. Unis par leur amour de l’or et des chiffres, les deux hommes devinrent inséparables : « Les banquiers sont comme les moines, observe Rutlidge ; ils traitent ensemble, boivent ensemble, et se mangent le blanc des yeux » (p. 10). Déterminé à gravir les échelons rapidement, le jeune employé aux dents longues ne manqua jamais une occasion de faire valoir son zèle. À force de ténacité et de rouerie, il finit par obtenir une alléchante participation aux bénéfices de la société. Promu au rang d’associé de Thellusson, l’ancien commis multiplia les opérations, pour accroître les profits de sa banque et bâtir, dans le même temps, sa propre fortune, laquelle prit rapidement une ampleur colossale.

Rutlidge précise que c’est à cette époque que Necker croisa la route de sa future épouse : Suzanne Curchod. Le pamphlétaire raconte comment Mademoiselle Curchod, qu’il rebaptise pour l’occasion « Mademoiselle Cuchaud », comprit immédiatement qu’en unissant sa destinée à celle de ce riche parvenu, elle pourrait réaliser tous ses rêves de grandeur. Aussi ne recula-t-elle devant rien pour « subjugu[er] ce Tartuffe, dont le cœur, aussi dur que les roches de son pays, ne s’était encore attendri qu’au son harmonieux du précieux métal » (p. 11). Elle parvint à séduire le banquier, et leur union fut célébrée peu de temps après. Passant en revue les traits distinctifs du Genevois et de la Vaudoise, le libelliste s’extasie devant cet étonnant ménage : « Fut-il jamais union plus sortable ! […] Ce couple poussait la ressemblance jusque dans ses défauts. Quant aux vertus, ces personnages n’en eurent que le masque et les expressions » (p. 24). Rutlidge signale que la seule fausse note, dans ce mariage idyllique, fut l’absence de sensualité, due au caractère peu concupiscent du banquier : « Les tentations charnelles d’un homme de finances ne sont pas de longue durée : plus avide d’or que de volupté, tant qu’il travaille à sa fortune, sa Vénus est machinalement servie. Aussi, dès le surlendemain des noces, Necker reprit la plume, et préféra son association de banque à celle de la chair : la couche nuptiale par lui ne fut plus occupée, que pour y ronfler à son aise, ou y rêver à des virements. […] Cuchaud, d’un robuste tempérament, et conséquemment très friande, eut l’air de reprocher cette négligence à son cher époux, qui ne lui répondit que par une addition de chiffres, qu’elle eût désiré voir autrement opérée. Elle devint une seconde Ève, mais plus punie, après son péché, que ne le fut la première ; car le fruit ne lui fut défendu qu’après en avoir goûté » (p. 24-25). Le pamphlétaire ajoute toutefois que ce manque de complicité charnelle n’empêchera pas le couple de faire preuve d’une complémentarité redoutable dans sa conquête effrénée du pouvoir.

Après ces quelques pages savoureuses sur la Belle Curchod, Rutlidge reprend son récit de la carrière bancaire de Necker et met l’accent sur deux affaires qui, prétend-il, permirent au Genevois de décupler sa fortune. La première affaire remonte à la fin de la guerre de Sept Ans et concerne une spéculation juteuse que le banquier réalisa grâce à des renseignements confidentiels que lui avaient fournis des agents diplomatiques informés de l’imminence d’un traité de paix entre la France et l’Angleterre. Au terme de cette opération douteuse, Necker empocha non seulement un bénéfice de près de deux millions de livres, mais il eut de surcroît l’impudence de gruger ses informateurs, en trouvant le moyen de ne pas partager le butin avec eux (p. 26-30). L’autre grand coup réussi par le Genevois consista à s’immiscer dans la gestion de la Compagnie des Indes et à s’enrichir aux dépens de celle-ci tout en faisant mine de la secourir (p. 30-32). En exposant ces deux affaires, Rutlidge ne fait que reprendre des allégations formulées avant lui par d’autres pamphlétaires. En effet, l’histoire des informateurs floués est inspirée d’un libelle d’Augeard (Seconde suite des observations du citoyen, 1780), et celle de la spoliation de la Compagnie des Indes est empruntée à Isaac Panchaud (Lettre à M. Necker [La Liégeoise], 1780).

Rutlidge raconte ensuite comment les époux Necker dépensèrent cet argent si malhonnêtement gagné. Afin de former une puissante coterie capable de lancer la carrière littéraire et politique du grand homme, ils transformèrent leur maison, qui avait été jusqu’alors une « pépinière d’escrocs » (p. 34), en un lieu de sociabilité mondaine. Attirés par les sacs d’or du banquier, bon nombre de « beaux esprits affamés » et de seigneurs criblés de dettes se pressèrent tous les vendredis dans le salon de la chaste Suzanne (p. 34-36). C’est dans ce cercle de pique-assiette et de plumitifs stipendiés que s’élabora le culte de Necker et que se prépara l’attribution au maître de maison du prix d’éloquence de l’Académie française. Une fois que les « quarante académiciens, qui, comme a dit Piron, ont de l’esprit comme quatre » (p. 36) eurent couronné l’Éloge de Jean-Baptiste Colbert, on envoya des « aboyeurs à gages » (p. 37) dans tout Paris, afin que personne n’ignore le succès remporté par le candidat au Contrôle général des finances. La Belle Curchod prêta si volontiers sa voix au concert de louanges qui environnait son éloquent mari, qu’elle eut, pendant six semaines, une sévère inflammation de la gorge (p. 38).

De nombreuses pages sont ensuite consacrées au premier ministère du Genevois. Après avoir expliqué que « le mielleux Necker » obtint sa nomination au gouvernement en flagornant Maurepas et en rampant à ses pieds (p. 40-41), Rutlidge examine les réformes entreprises par le Directeur général, et vise en particulier celles qui entraînèrent la suppression d’offices importants. Selon l’auteur, si le ministre sacrifia tant de trésoriers, d’intendants, de receveurs et de fermiers généraux, c’est parce qu’il voulait soustraire ses manœuvres illicites au regard des individus qui connaissaient le fonctionnement de l’administration des finances, et qu’il entendait se débarrasser de tous ceux qui pourraient contrarier ses ambitions et faire obstacle à son élévation (p. 48-53). L’auteur ajoute que Necker, ce « Ministre-Banquier » (p. 63), ce « cosmopolite infâme » (p. 67), parvint à établir des liens étroits entre le Trésor royal et les affairistes genevois, au point de ruiner l’État au profit de ses avides compatriotes : « Pauvres Français ! Les banques et Genève étaient en fête, tandis que vous pleuriez » (p. 70). Disgracié en 1781, le Directeur général acheva de vider les coffres du roi avant de rendre son tablier : « Le numéraire en poche et les larmes aux yeux, il nous fit ses adieux » (p. 74).

Après avoir brièvement décrit comment Necker occupa sa retraite à regarder ses successeurs tomber dans les chausse-trapes qu’il leur avait tendus, Rutlidge évoque le rappel au pouvoir d’août 1788, puis en vient à l’examen de la conduite qui a été celle du Genevois depuis le début de la Révolution. Le libelliste lui impute deux grands forfaits. Tout d’abord, retrouvant un thème qui lui est cher, il dénonce la connivence entre Necker et les accapareurs de blés, et affirme que le ministre a agi comme un « monstre », car il a eu la cruauté de priver de pain un peuple affamé (p. 81-83). D’autre part, il accuse le banquier d’avoir manipulé le monarque et de l’avoir incité à se comporter en despote face aux représentants de la nation : « Il ne manquait au timide Louis XVI que le fouet à la main et les bottes aux jambes pour devenir le pendant de Louis XIV, jadis forçant son Parlement rebelle à l’enregistrement de ses volontés : ce grand Roi eût été plus modeste sans doute devant les respectables membres de ses États, et Louis XVI eût dû l’être. Mais le rusé ministre, caché derrière la toile, [a fait] parler Polichinelle d’une manière convenable aux entraves qu’il voulait mettre à notre liberté. […] Necker [a fait] forger au Roi des chaînes pour son peuple ! » (p. 106-110).

Arrivé au terme de ce parcours biographique qui se résume à une suite ininterrompue de malversations plus odieuses les unes que les autres, Rutlidge s’interroge : quel châtiment peut-on réserver à un homme dont la vie entière est un crime, un homme qui a consacré chaque jour de son existence à écraser les autres pour s’élever ? Aux yeux du libelliste, seule la peine capitale est en adéquation avec l’ampleur du mal causé par le Genevois. L’exil lui paraît être une sanction trop clémente au vu des fautes commises, mais il reconnaît que cette solution moins radicale permettrait malgré tout d’atteindre l’objectif principal, qui est de purger le royaume du « monstre » qui le mène à la ruine. Ainsi s’achève L’astuce dévoilée, un pamphlet incendiaire dans lequel l’auteur ne recule devant rien pour flétrir son adversaire.

Dans le sillage de Marat et Rutlidge, ce sont tous les polémistes « patriotes » qui se liguent contre Necker. Pour enlever au ministre le peu de popularité qui lui reste, ces libellistes doivent convaincre les Français de rejeter définitivement l’homme qu’ils ont adulé pendant si longtemps. Afin de transformer en mépris l’affection dont le Directeur général des finances a joui pendant des années, ces auteurs – pour la plupart oubliés (tels que Jean-René Loyseau ou Jean-Baptiste Laboureau) – martèlent inlassablement la même idée : page après page, ils répètent que la réputation flatteuse du ministre a toujours été usurpée, car ce prétendu sauveur n’est en fait qu’un charlatan qui a honteusement trompé le peuple en se faisant passer pour un bienfaiteur de la nation, alors qu’il ne servait en réalité que ses intérêts personnels. Présenter l’épopée neckerienne comme une gigantesque imposture et faire apparaître le Genevois comme un « faux dieu » enfin percé à jour : telle est l’ambition qui sous-tend ces pamphlets acerbes qui poussent à l’extrême les procédés diffamatoires. Au milieu de ce concert d’injures et d’imputations infamantes, certaines brochures dépassent toute mesure et résonnent comme des appels au meurtre. C’est notamment le cas du fougueux Hébert, lequel, à travers la voix de son personnage Le Père Duchesne, incite la population à exécuter Necker, dans un libelle ayant pour titre : Pendez-moi ce jean-foutre-là[32].

Ces pamphlets féroces achèvent d’accabler Necker et de le dégoûter de ses fonctions ministérielles. Impuissant face à une Assemblée nationale omnipotente qui n’écoute plus ses conseils et qui affiche un mépris croissant à son égard, traité avec défiance par un couple royal qui compte désormais sur Mirabeau pour endiguer la Révolution, combattu sans relâche tant par les « patriotes » que par les royalistes, le Genevois remet sa démission le 3 septembre 1790 et quitte Paris quelques jours plus tard. Vaincu et déconsidéré, l’ancien homme providentiel traverse la France dans un climat d’hostilité : « [Mon père], écrira Mme de Staël, fit ce cruel voyage par le même chemin, à travers les mêmes provinces, où, [quelques] mois auparavant, il avait été porté en triomphe. […] Il s’en allait, le cœur brisé, ayant perdu le fruit d’une longue carrière. »[33] À Paris, les auteurs de pamphlets anti-neckeriens savourent leur victoire : « L’idole devant laquelle tout un peuple tombait prosterné vient de se briser, constate l’un de ces écrivains. Cette réputation brillante dont il était environné s’est dissipée comme une vapeur légère. La vérité a déchiré le bandeau, et le héros s’est évanoui. »[34] À présent qu’ils ont discrédité Necker et précipité sa chute, les libellistes vont pouvoir œuvrer, avec la même ardeur, à la destruction d’autres idoles populaires. D’un ton menaçant, Marat s’empresse d’avertir La Fayette qu’il est le prochain sur la liste.

Comme on peut le constater, les pamphlets contre Necker s’inscrivent – de même que les autres libelles de cette période – dans une logique impitoyable d’anéantissement de l’adversaire, et travaillent, dans cette optique, à l’élaboration d’une mythologie dégradante, régie par l’excès, l’outrance, l’absence de nuances, la répétition inlassable des mêmes clichés, le ressassement continuel des mêmes chefs d’inculpation. À l’instar d’autres personnages en vue (on pense notamment à Marie-Antoinette), Necker a été victime d’un lent et minutieux travail de sape qui a fini par miner les fondements de sa crédibilité politique et ruiner sa popularité. Dans cette dynamique de disqualification et de mise à mort symbolique d’un individu, ce n’est généralement pas le pamphlet isolé qui est décisif, mais plutôt l’effet cumulatif produit par la multiplicité des brochures. Semblables aux piqûres de guêpes, c’est lorsqu’ils s’ajoutent les uns aux autres que les pamphlets parviennent à terrasser l’ennemi. Soumis à ce pilonnage intensif, le ministre de Louis XVI a longtemps résisté, avant de succomber, comme tant d’autres. L’acharnement dont les libellistes ont fait preuve à l’égard du Genevois nous donne un très bon exemple de ce qu’était le « lynchage médiatique » au temps des Lumières et de la Révolution.

J’aimerais, pour conclure, évoquer l’actualité d’un tel sujet. En d’autres termes, il s’agit de s’interroger sur la résonance qu’une étude historique portant sur des pamphlets du XVIIIe siècle est susceptible d’avoir de nos jours. Notre époque, vous le savez bien, est marquée, sur le plan médiatique, par un certain nombre de phénomènes à la fois spectaculaires et problématiques face auxquels il nous est difficile de rester indifférents : je pense en particulier aux campagnes de presse qui reposent sur ce qu’on appelle désormais la « peopolisation » de la vie politique, une « peopolisation » alimentée par une presse à scandale qui s’emploie à brouiller constamment les frontières entre vie privée et image publique, et qui se sert du dévoilement de la vie privée des responsables politiques pour déclencher des polémiques qui, par ricochet, discréditent l’action publique de ces individus. Lorsqu’elle est suffisamment malveillante et efficace, cette instrumentalisation de la vie privée peut entraîner, on le sait, la chute des hommes et des femmes de pouvoir qui subissent ce type de matraquage.

Ce phénomène, dont nous sommes régulièrement témoins, nous est présenté par bon nombre de commentateurs comme quelque chose de nouveau ; ce qui est totalement faux ! Et c’est précisément dans des situations de ce genre, que les historiens ont un rôle important à jouer, car ce sont eux qui, grâce à leur connaissance des archives, sont à même de relativiser la prétendue nouveauté de certains phénomènes de société, en resituant ceux-ci dans une perspective de longue durée ; et c’est bien ce recul historique qui fait si cruellement défaut à certains chroniqueurs. Car contrairement à ce qu’on nous répète souvent, la « peopolisation » de la vie politique, et l’exploitation, dans des campagnes diffamatoires, d’éléments liés à la vie privée des hauts responsables, ne constituent absolument pas une nouveauté.

Bien au contraire, un tel système était déjà parfaitement en place au XVIIIe siècle, et les médias de l’époque (pamphlets, caricatures, chansons satiriques, nouvelles à la main, etc.) recouraient continuellement à de tels procédés pour souiller la réputation des personnages en vue – à commencer par les ministres, comme Necker – et saper les fondements de leur légitimité politique. Il existait d’ailleurs, au XVIIIe siècle, une catégorie de pamphlets très en vogue qu’on désignait sous le terme de « vies privées »[35]. Chaque grande figure de l’époque a eu droit à sa « vie privée ». De la Vie privée de Louis XV (publiée en 1781) à la Vie privée de Marie-Antoinette (1793), en passant par L’astuce dévoilée – cette « vie privée » de Necker que j’ai analysée précédemment –, nombreuses ont été ces biographies infamantes qui invitaient le public à pénétrer dans les coulisses du pouvoir afin d’en découvrir les aspects les plus inavouables. En promettant de dévoiler d’ignobles complots et d’affriolants secrets d’alcôve, ces ouvrages ont su satisfaire la curiosité et le voyeurisme d’un lectorat friand de révélations truculentes sur la face cachée des « Grands » de ce monde. Comme on peut le constater, la presse à scandale telle qu’elle existe aujourd’hui n’a rien inventé : en misant sur la spectacularisation des affaires publiques et sur l’étalage de la vie privée des hommes et des femmes de pouvoir, les « tabloïds » n’ont fait que récupérer à leur profit de vielles recettes qui avaient déjà largement fait leurs preuves avant la Révolution française.

Dès lors, l’étude attentive des réseaux polémiques et des stratégies de dénigrement qui avaient cours au siècle des Lumières ne nous permet pas seulement d’enrichir notre connaissance du passé, mais nous aide également à mieux cerner les origines de notre propre société de l’information. Ce qui se dessine en creux dans les médias du XVIIIe siècle – dont les pamphlets contre Necker sont parfaitement représentatifs – ce n’est rien de moins que l’émergence d’un système de communication promis à une longue postérité, puisqu’il est fondé à la fois sur l’interaction entre différents supports d’expression (le multimédia avant la lettre), la personnalisation et la mise en fiction de la vie politique, et enfin la mobilisation permanente d’une puissance alors en plein essor : l’opinion publique. Le temps des Lumières nous a ainsi légué un redoutable dispositif qui continue à façonner, souvent à notre insu, l’espace médiatique qui est le nôtre. Nous sommes bel et bien les enfants du siècle de Voltaire et de Rousseau, mais pas toujours pour les raisons que l’on imagine…

[1] Robert Darnton, « The High Enlightenment and the Low-Life of Literature in Prerevolutionary France », Past and Present, n° 51, 1971, p. 81-115 ; Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris : Ed. du Seuil, 1983 ; Edition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris : Gallimard, 1991 ; The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, New York : W.W. Norton, 1995 ; Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France, 1650-1800, Paris : Gallimard, 2010. Pour un aperçu du riche débat suscité par les thèses « darntoniennes », voir Haydn T. Mason (dir.), The Darnton Debate. Books and Revolution in the Eighteenth Century, Oxford : The Voltaire Foundation, 1998.

[2] Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris : Éd. du Seuil, 1990 ; Chantal Thomas, La Reine scélérate. Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris : Éd. du Seuil, 1989 ; Annie Duprat, Les rois de papier, Paris : Belin, 2002 ; Antoine de Baecque, Le corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Paris : Calmann-Lévy, 1993 ; Olivier Ferret, La fureur de nuire : échanges pamphlétaires entre philosophes et antiphilosophes (1750-1770), Oxford : The Voltaire Foundation, 2007.

[3] Léonard Burnand, Necker et l’opinion publique, Paris : Honoré Champion, 2004.

[4] Léonard Burnand, Les Pamphlets contre Necker : médias et imaginaire politique au XVIIIe siècle, Paris : Éditions Classiques Garnier, 2009.

[5] René Jasinski, « Sur la tirade de la calomnie dans le Barbier de Séville », Revue d’histoire de la philosophie, 1936, p. 178-182.

[6] Voir Jean Egret, Necker, ministre de Louis XVI (1776-1790), Paris : Honoré Champion, 1975, et Robert D. Harris, Necker, Reform Statesman of the Ancien Régime, Berkeley : University of California Press, 1979.

[7] Jacques-Mathieu Augeard, Lettre de M. Turgot à M. N***, [s.l.] : [s.n.], 1780, in-12º, 34 p. (BnF Lb39 263). Comme les autres brochures anti-neckeriennes d’Augeard, la Lettre de M. Turgot à M. N*** a été publiée de façon anonyme. Le fermier général a reconnu être l’auteur de ces divers opuscules dans ses Mémoires (Jacques-Mathieu Augeard, Mémoires secrets de J.-M. Augeard, Evariste Bavoux (éd.), Paris : Plon, 1866, p. 99-100). La crédibilité de cet aveu n’a jamais été mise en doute par aucun spécialiste de Necker.

[8] Jacques-Mathieu Augeard, Lettre de M. Turgot à M. N***, in Collection complète de tous les ouvrages pour et contre Necker, Utrecht (ou plus vraisemblablement Genève) : [J.-A. Nouffer], 1782 [1ère éd. 1781], t. I, p. 1. Nous citerons désormais cette compilation sous la forme abrégée Collection complète.

[9] Ibid., p. 12.

[10] Ibid., p. 20-23.

[11] Ibid., p. 2-3.

[12] Ibid., p. 4 et 21.

[13] Herbert Lüthy, La Banque protestante en France de la Révocation de l’Édit de Nantes à la Révolution, Paris : S.E.V.P.E.N., 1961, t. II, p. 773-777.

[14] Jacques-Mathieu Augeard, Lettre de M. Turgot à M. N***, in Collection complète, t. I, p. 2-10.

[15] Ibid., p. 12.

[16] Ibid., p. 5-6.

[17] Ibid., p. 10.

[18] Ibid., p. 11.

[19] Ibid., p. 6.

[20] Ce tableau a principalement circulé sous forme d’appendice à la Lettre de M. Turgot à M. N***, mais il a également été diffusé de façon autonome : Tableau comparatif de ce qui s’est passé en 1716, 1717, 1718, 1719, 1720, et de ce qui se passe en 1776, 1777, 1778, 1779, 1780, [s.l.] : [s.n.], 1780, in-fol. plano. (BnF Lb39 276).

[21] Tableau comparatif, in Collection complète, t. I, feuille dépliante non paginée.

[22] Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France, Londres : J. Adamson, 1780-1789, t. XV, p. 136.

[23] Lettre de Mme Du Deffand à Horace Walpole du 28 avril 1780, in Correspondance complète de la marquise Du Deffand, Adolphe Mathurin de Lescure (éd.), Paris : H. Plon, 1865, t. II, p. 718.

[24] Mémoires secrets, 20 avril 1780, t. XV, p. 136.

[25] Ibid.

[26] Voir Léonard Burnand, « Necker et la politique d’information : le Compte rendu au Roi (1781) », in Genève et la Suisse dans la pensée politique, Actes du XVIIIe Colloque de l’Association française des historiens des idées politiques, Aix-en-Provence : Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2007, p. 137-145.

[27] Révolutions de France et de Brabant, nº 33, 12 juillet 1790, in Camille Desmoulins, Œuvres, Munich : Kraus Reprint, 1980, t. IV, p. 423-424.

[28] Voir notamment Jean-Paul Marat, Dénonciation faite au tribunal du public par M. Marat, l’Ami du peuple, contre M. Necker, premier ministre des finances, [s.l.] : [s.n.], 1790, in-8º, 69 p. (BnF Lb39 2701).

[29] Voir la biographie de Raymond Las Vergnas, Le Chevalier Rutlidge, « gentilhomme anglais » (1742-1794), Paris : Honoré Champion, 1932.

[30] Jean-Jacques Rutlidge, L’astuce dévoilée, ou Origine des maux de la France, perdue par les manœuvres du ministre Necker ; avec des notes & anecdotes sur son administration, [s.l.] : [s.n.], 1790, in-8º, 114 p. (BnF Lb39 4043).

[31] Ibid., p. 6-7. Nous indiquerons désormais la pagination de ce pamphlet dans le corps du texte, pour ne pas multiplier les notes infrapaginales.

[32] Jacques-René Hébert, Pendez-moi ce jean-foutre-là puisque vous le tenez, ou Lettre du Père Duchesne aux habitants d’Arcis-sur-Aube, sur l’emprisonnement de ce coquin de Necker, Paris : Impr. du Père Duchesne, 1790, in-8º, 8 p. (BnF Lb39 9360).

[33] Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, Jacques Godechot (éd.), Paris : Tallandier, 1983 [1re éd. 1818], p. 233.

[34] Petit mot au ministre adoré, [s.l.] : [s.n.], 1790, in-8º, p. 5. (BnF Lb39 9339).

[35] Sur le genre des « vies privées », on consultera notamment le Dictionnaire des Vies privées (1722-1742), édité par Olivier Ferret, Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, Oxford : Voltaire Foundation, 2011.