Conférence du 2 juin 2015

De la littérature et la libre-pensée féminine

J’aimerais, pour commencer, remercier Martina Priebe de m’avoir invitée ce soir à vous parler de De la littérature, l’œuvre de Germaine de Staël au cœur du cycle de conférences organisé cette année. Ce texte est aussi capital que mal connu et si vous n’avez encore jamais eu l’occasion de le lire, j’aimerais d’abord vous mettre à l’aise en vous disant que rien n’est plus naturel tant il est rare que ce texte, traité philosophique publié par une femme en 1800, croise naturellement nos parcours ni nos désirs de lecture. Pourtant, une fois l’occasion donnée et le premier pas franchi, l’aventure, je crois, en vaut le détour. J’aurais donc ce soir, dans cette perspective, un double objectif et j’espère que cette heure passée ensemble va me permettre, un peu à la manière d’un voyage ou d’une traversée, de vous donner envie de découvrir ou de redécouvrir l’un des textes capitaux de Germaine de Staël :

  • Premier objectif donc, vous présenter quelques clés qui facilitent l’entrée, voire la visite d’un monument a priori difficile de la littérature du dix-huitième siècle, mais dont la réputation tient pour une grande part à la méconnaissance qui l’entoure. De la littérature constitue en effet l’archéype du livre aussi fréquemment cité qu’il est rarement ouvert et il est sans doute dans son cas plus nécessaire que jamais de dépasser les clichés et les raccourcis occultants qui finissent, à force d’être répétés mécaniquement, par en voiler la sève et la force. Bréviaire de la sociologie (« La littérature est l’expression de la société »), du « pré-romantisme » (Staël y affirme la primauté de la littérature du Nord sur celle du Midi) ou de la « perfectibilité », les slogans ne manquent pas, qu’il faut pourtant savoir oublier afin de retrouver ce que Jean Goldzink appelle, dans la préface dont il accompagne la récente réédition du texte dans le volume des Œuvres complètes que j’ai dirigé en 2013, « le feu du livre ardent et douloureux, l’expérience humaine encore vivante au cœur des vraies grandes œuvres ».
  • Une fois le livre ouvert, donc, et la visite commencée, une question plus précise m’intéressera, et qui constitue le second objectif de cette conférence : interroger la voix féminine qui s’y élève et la relation entre ce féminin et la pensée neuve qu’elle accompagne : faut-il être une femme pour penser librement en 1800 ? Les récentes manifestations qui nourrissent ici même, à Coppet, la vitalité du rayonnement staëlien – que ce soit le cycle des « Rencontres de Coppet » présidé par Martina Priebe ou le festival de théâtre organisé par Pascale Méla, deux activités auxquelles la Société des études staëliennes s’est avec plaisir associée –, ces manifestations attestent, s’il le fallait, l’existence d’un lien singulier entre le féminin et l’univers staëlien. Reste à cerner sa spécificité et à le dégager, peut-être, de la lecture féministe qui a longtemps prévalu : Staël, inventant la littérature au lendemain de la Révolution, invente aussi un nouveau féminin, qu’on pourrait dire mélancolique ou négatif, et dont je vais tenter de vous éclairer les enjeux.
  • Explorer De la littérature

 De la littérature donc : un texte aussi capital que difficile, de prime abord. Non pas tant par son contenu, lisible et clair à la manière d’un programme, que par la nécessité de maîtriser, pour le bien recevoir et mesurer sa profondeur, les enjeux politiques, esthétiques et philosophiques qui sont contemporains de sa publication en 1800. Longtemps méprisé ou ignoré, ce tournant décisif de l’histoire moderne est aujourd’hui reconnu comme un seuil spécifique, au point que l’on parle désormais, dans l’histoire des idées, de « moment 1800 » ou de « tournant des Lumières ».

De quoi s’agit-il ?

® d’un temps de refondation, pour la France et l’Europe toutes deux, pourrait-on dire, au réveil de l’expérience révolutionnaire. Onze ans séparent en effet la prise de la Bastille de la publication de De la littérature, dont la première édition voit le jour le 27 avril 1800. Parler de « réveil » est d’autant plus pertinent que cette décennie de violences et de métamorphoses de l’identité française est vécue d’abord comme une longue nuit qui s’ouvre sur un rêve et s’achève en cauchemar. J’emploie ici à dessein une métaphore récurrente dans l’œuvre staëlienne :

  • au temps du rêve correspondent « les trois ou quatre premières années de la Révolution, à compter de 1788 jusqu’à la fin de 1791 » (Considérations sur la Révolution française, chap. « Ce qu’était la société de Paris pendant l’assemblée constituante », p. 228), marquées par la libre circulation enchantée, sublime presque, des idées et des paroles : « Ceux qui ont vécu dans ce temps, écrit Staël dans les Considérations sur la Révolution française, ne sauraient empêcher d’avouer qu’on n’a jamais vu ni tant d’esprit ni tant de vie nulle part » (p. 229).
  • leur succèdent malheureusement, à partir de 1793, les couleurs du cauchemar lorsqu’est officiellement proclamé le règne de la Terreur. Les images les plus sombres envahissent alors le texte staëlien, qui donne à sa fresque de 1793 des allures de songe immobile (« Tout est semblable, bien qu’extraordinaire ; tout est monotone, bien qu’horrible », écrit-elle à propos du « fanatisme politique » dont la France vient d’être le récent théâtre), de « gouffre » ou de « cercle » invitant, sur les pas de Dante, à descendre « toujours plus bas dans les enfers » (Considérations, p. 303). Au-delà des faits, ce sont donc des souvenirs, voire des images qui hantent la mémoire des contemporains. S’ils n’ont pas perdu la vie, ils ont momentanément perdu la raison et jusqu’au sommeil : « Nos souvenirs, précise De l’Influence des passions évoquant la Terreur en 1796, sont tous empreints de ce terrible événement » (p. 156).

® cette fêlure est déterminante pour comprendre les enjeux de De la littérature et, d’une manière plus générale, de l’œuvre staëlienne : elle est écrite en deuil, sur le tissu lézardé de l’histoire au cœur duquel une force innommable et incompréhensible a surgi, qu’elle s’appelle, sous la plume de Staël, « tête de Méduse », « monstre », « gouffre » ou « folie ».

Or face à cette irruption d’une violence sans précédent, trois attitudes différentes rivalisent en 1800. Le « temps incommensurable » de la Terreur, pour reprendre une autre formule de L’Influence des passions , fracture la société française politiquement, religieusement et esthétiquement. Alors comment réagir ? Comment réapprendre à vivre après 1793, retisser le lien social ou, comme le dit encore Staël, « réconcilier l’opinion des vainqueurs et les sentiments des vaincus » ?

  • La première attitude, la plus simple, est le déni. La Révolution a ouvert une parenthèse si extrême et troublante qu’il est plus facile de l’occulter et de vivre comme si elle n’avait pas existé. Politiquement, ce choix passe par le retour à un pouvoir fort, sur le modèle de l’Ancien Régime, d’abord consulaire, puis impérial lorsqu’en décembre 1804, le sacre de Bonaparte marque en France, 11 ans après l’exécution de Louis xvi, le retour du trône et du lien rompu, pendant toute la Révolution, entre la légitimité et la religion. Esthétiquement, ce déni se traduit par le progressif effacement de la littérature immédiatement contemporaine : tout ce qui s’apparente aux « Lumières », à la raison, voire à la « philosophie », le mot se chargeant désormais officiellement de connotations péjoratives, suscite rejet où les motifs politiques se confondent avec les considérations proprement littéraires : il faut chercher des coupables à la Révolution et des figures comme « les philosophes » ou l’héritage du « dix-huitième siècle » offrent des proies désignées à la vindicte nationale qui se met en place. On leur oppose – « on », c’est-à-dire le régime impérial et son organe officiel, l’Institut, relayé par la presse qui devient la nouvelle tribune de la politique moderne –, le « siècle de Louis xiv » : Racine, Bossuet, Fénelon, les écrivains qui ont cohabité pacifiquement avec la monarchie.
  • La deuxième attitude, plus exigeante, consiste à trouver refuge dans l’espoir religieux. Elle ne prétend pas effacer l’épisode révolutionnaire, mais guérir la faute et le trouble qu’il a laissé dans les esprits en leur proposant le secours de la prière et les consolations de la Providence. Cette voie est alors incarnée par Chateaubriand, qui publie en 1802, soit deux ans après DLL, le Génie du christianisme (cette concurrence explique l’éternelle rivalité et les polémiques qui déchirent les deux auteurs, surtout sous la plume de Chateaubriand, deux figures chacune à la recherche de moyens de suturer les blessures de l’histoire). Son ambition est explicitement réparatrice, comme le souligne la préface :

Lorsque le Génie du christianisme parut, la France sortait du chaos révolutionnaire ; tous les éléments de la société étaient confondus : la terrible main qui commençait à les séparer, n’avait point encore achevé son ouvrage ; l’ordre n’était point encore sorti du despotisme et de la gloire. (Pléiade, p. 459)

Texte de Chateaubriand choisit, face à difficile cohabitation avec le passé récent, stratégie du déplacement : l’espoir existe ailleurs, dans un sublime appartenant à une autre dimension temporelle. Il utilise, pour évoquer cette situation de solitude douloureuse, en ces temps fracturés, l’image du naufrage : « Les victimes de nos troubles […] se sauvaient à l’autel, de même que les naufragés s’attachent au rocher sur lequel ils cherchent leur salut », écrit-il encore dans la préface du Génie (Pléiade, p. 460).

  • Or cette métaphore apparaît aussi sous la plume de Staël, dans dernières lignes du « discours préliminaire » de DLL :

Le voyageur que la tempête a fait échouer sur des plages inhabitées, grave sur le roc le nom des aliments qu’il a découverts, indique où sont les ressources qu’il a employées contre la mort, afin d’être utile un jour à ceux qui subiraient la même destinée (p. 128).

Mais elle caractérise ici une troisième attitude, qu’on pourrait définir comme : le courage du consentement. Face aux forces terribles révélées par l’histoire, l’enjeu ne consiste pas à les nier ni à les sublimer dans l’au-delà chrétien, mais à les comprendre et à les intégrer, dût cette exploration confronter elle aussi à solitude, à la douleur ou à la désillusion.

® C’est dans cette ambition que prend naissance le projet original et exigeant de DLL : explorer les « secrets de l’âme », cad aller voir au plus près, pour tenter d’en comprendre les enjeux, les passions qui ont déchiré le pays et bouleversé l’histoire de l’Europe :

Nous, que le hasard de la vie a jetés dans l’époque d’une révolution, nous devons aux générations futures la connaissance intime de ces secrets de l’âme, de ces consolations inattendues, dont la nature conservatrice s’est servie pour nous aider à traverser l’existence. (p. 128)

DLL écrit pour ça : proposer un projet réparateur, mais qui ne soit pas celui de la religion.

 

  • Cet espoir, cette ligne dont la trajectoire saura survoler les gouffres de l’histoire et rendre aux contemporains la confiance dans un avenir meilleur, Staël l’appelle en 1800 la « perfectibilité ». Elle est évoquée sous la forme de métaphores récurrentes : la route – « ouvrir une route nouvelle à l’esprit humain, offrir enfin un avenir à la pensée » (p. 108) – ou la navigation euphorique : « Livrons nos voiles au vent rapide qui nous entraîne vers l’avenir » (p. 197), « Voguez à pleines voiles et malgré tous les écueils, malgré tous les obstacles, vous arriverez » (p. 360). Il s’agit d’une confiance absolue dans les progrès de l’humanité, de sa nature comme de ses productions. La perfectibilité n’est donc pas une doctrine ni un système, mais un choix lucide et courageux : présentée dans DLL comme un effort car il en coûte de voir l’espoir et un principe positif par-delà l’épaisseur des ténèbres contemporaines : « Nous devons aux générations futures la connaissance intime de[s] secrets de l’âme » (128) ou « J’adopte de toutes mes facultés cette croyance philosophique », comme un geste de foi, un pari exigeant, dont on sait qu’il peut être perdu. Condorcet témoigne du sublime de cette confiance, lui qui n’a jamais renoncé à l’idée du progrès, développée dans le 1772-1794, Tableau historique des progrès de l’esprit humain rédigé entre 1772 et 1794, malgré les persécutions dont il fut victime sous la Terreur :

Et Condorcet dans la proscription où l’avait jeté la sanguinaire tyrannie qui devait le faire désespérer de la république, Condorcet, au comble de l’infortune, écrivait encore en faveur de la perfectibilité de l’espèce humaine, tant les esprits penseurs ont attaché d’importance à ce système, qui promet aux hommes sur cette terre quelques-uns des bienfaits d’une vie immortelle, un avenir sans bornes, une continuité sans interruption (p. 110).

  • Or ce pari de la perfectibilité, exigeant et difficile, n’a pas été compris en 1800 : scandale, « querelle de la perfectibilité » (Roederer, 1803) à la fois esthétique, religieux et politique. Cabale virulente contre ouvrage de Staël, orchestré par nouvel homme fort du pouvoir, Bonaparte, et ses relais idélogiques : Fontanes, directeur du Mercure de France, qui publie en 1800 compte rendu à charge du texte, accusé :
  • de vouloir renouer avec les principes de la Terreur (perfection = raison et, dit Fontanes, « à chaque fois qu’on voit le rêve de la perfection philosophique s’emparer de l’esprit […], les empires sont menacés des plus terribles fléaux »).
  • de préférer au bonheur présent l’hypothèque d’un progrès à venir : Fontanes, « C’est sur ce qui est, et non sur ce qui doit être, sur des certitudes et non sur des possibilités, qu’il faut arranger le plan du bonheur général ».
  • de vouloir substituer à l’espoir de la foi chrétienne le principe, athée et humain, du progrès. Attaque relayée par Chateaubriand, qui reproche à Staël de s’être aventurée sur un terrain philosophique incompatible avec ce qu’il appelle « la pensée inconstante et versatile de la femme ».
  • Staël provoque de fait séisme philosophique, politique et moral en publiant De la littérature : l’avenir, pour elle, est l’affaire des hommes, non de l’au-delà, et rétablir confiance dans le futur passe par le consentement à la relativité de la perfection : aucun chef œuvre n’est absolu, aucune époque indépassable, aucun modèle inégalable. Ce qu’elle exprime sous forme de deux vers à portée hautement symbolique en 1800 :

Les fils sont plus grands que leurs pères,

Et leurs cœurs n’en sont pas jaloux. (p. 112)

La renaissance de l’humanité passe donc par l’acceptation d’une faillibilité : le progrès ne dessine pas ligne artificielle, mais chaotique, fracturée par les pertes qui la jalonnent. Pour que l’humanité accomplisse une marche vers l’avant, il faut qu’elle se détache de ce qu’elle a d’abord admiré, imité, avant de le dépasser : « Les fils sont plus grands que leurs pères ».

® La perfectibilité staëlienne n’est donc pas une doctrine systématique, mais une foi négative : elle suppose l’apprentissage de la perte, le consentement au passage fugitif des individus et des institutions sur la terre, l’analyse lucide des failles de l’esprit et des forces obscures qui conduisent, cycliquement, l’humanité à construire sa propre perte :

De quoi les hommes n’ont-ils pas abusé ? L’air et le feu leur servent à se tuer, et la nature entière est entre leurs mains un moyen de destruction. (p. 111)

Ce qu’elle appelle encore « l’égoïsme de l’état de nature » (p. 119) ne relève ni du constat cynique, ni du désespoir : la perfectibilité staëlienne invite au contraire à tout voir dans l’homme, même le plus noir, parce que de cette lecture dépend la réconciliation effective, hic et nunc, du genre humain. Chaque progrès de l’humanité, chaque nouveau chapitre de la civilisation occidentale s’est écrit en lettres de sang, bien avant la Révolution : « La guerre, malgré tous ses désastres, a souvent étendu l’empire des lumières » (p. 186). Ainsi invasions barbares ont leurs vertus, malgré violence dont elles s’accompagnent : p. 193. Mais (p. 191), « système » a lié par-delà blessures : alors religion chrétienne, désormais perfectibilité. Non naïveté ni angélisme, au contraire confiance amputée, née d’une traversée des gouffres :

Je ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue.

  • En témoigne la composition même de son ouvrage. Non homogène ni fluide, à la manière d’une histoire linéaire, mais béante: deux parties, la première intitulée « De la littérature chez les Anciens et chez les Modernes », sorte de tableau problématique et philosophique des ressorts de l’imagination européenne, la seconde « De l’état actuel des Lumières en France et de leurs progrès futurs ». Structure significative : elle ne construit pas linéarité artificielle, mais intègre la rupture, la faille.
  • Ce choix anthropologique se traduit aussi par nouveau paysage littéraire : prédilection accordée à littérature sombre, qui intègre et montre complexité de l’âme humaine : Nord, mélancolie :

La poésie mélancolique est la poésie la plus d’accord avec la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l’homme, que tout autre disposition de l’âme. […] Les poètes anglais […] ont conservé l’imagination du Nord, celle qui se plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyère sauvages ; celle enfin qui porte vers l’avenir, vers un autre monde, l’âme fatiguée de sa destinée. (p. 216)

Shakespeare : rendre crédible la mort (« ce frisson glacé qu’éprouvent l’homme alors que, plein de vie, il apprend qu’il va périr », p. 226), terreur, effroi : « Les profondeurs du crime s’ouvrent au regard de Shakespeare » et folie (Hamlet, Mac Beth) : « La folie, telle qu’elle est peinte dans Shakespeare, est le plus beau tableau du naufrage de la nature morale, quand la tempête de la vie surpasse ses forces » (p. 233).

Werther : héros victime de ses qualités, théorie de « passion réfléchissante » : « cet examen de ses propres sensations, fait par celui-là même qu’elles dévorent » (p. 256)

Plus profond et ailleurs : géographique, promotion des cultures allemandes et anglaises, pays où âme familière des inquiétudes et des incertitudes, et anthropologique : sommeil de la raison, qualités injustes, persécutions morales, suicide.

Idée : raison aussi dans territoire morale : redonner sens aux passions féroces, les rationaliser, les comprendre. Pari fou de DLL en 1800 : intégrer progrès même dans sciences morales et dans connaissance de l’âme : non apanage des sciences ni des techniques : progrès dans l’irrationnel et sa compréhension.

  • La voix d’une femme

 Ce panorama, découvrant un nouveau territoire, s’écrit aussi dans une langue nouvelle : parlant d’ailleurs, DLL invente aussi une langue inouïe, ce que Staël, appelle « un style » :

Mais jamais un écrivain n’exprima le sentiment qu’il éprouvait, jamais il ne développa les pensées qui lui appartenaient réellement, sans porter dans son style ce carcctère d’originalité qui seul attache et captive l’intérêt et l’imagination des lecteurs. (p. 107).

® originalité de l’éloquence staëlienne : comme celle de Rousseau, privilégie discordances, courts-circuits, images surprenantes, contre « ces phrases connues depuis si longtemps [qui] sont comme les habitués de la maison ; on les laisse passer sans leur rien demander » (p. 106). Style porté par oratrice : non projection biographique, mais vertus de la résonance ou de « littérature investie » : « Eviter le souvenir de ces impressions, ce serait perdre le plus grand des avantages, celui de peindre ce qu’on a soi-même éprouvé ».

® Blâme suscité par parole étrangement personnelle :

Je sais combien il est facile de me blâmer de mêler ainsi les affections de mon âme aux idées générales que doit contenir ce livre ; mais je ne puis séparer mes idées de mes sentiments ; ce sont les affections qui nous excitent à réfléchir, ce sont elles qui peuvent seules donner à l’esprit une pénétration rapide et profonde (p. 371)

  • Aggravé par féminité de auteur : cf interdit familial, réprobation et auto-extinction de mère, sanction de St elle-même dans son Journal (1785-1786) :

Mais mon père ne peut pas souffrir une femme auteur et, depuis quatre jours seulement qu’il me voit écrire son portrait, l’inquiétude lui prend déjà et m’appellerait dans ses plaisanteries : « Monsieur de Saint-Ecritoire ». Il veut me mettre en garde contre cette faiblesse d’amour-propre. Maman avait fort le goût de composer, elle le lui a sacrifié.

Parcours staëlien assume transgression de cette trajectoire féminine : non seulement écrit, mais d’abord des traités, pensée, et ensuite seulement fictions, prérogative féminine : « Je vais faire un roman cet été [D, 1802]. Après avoir prouvé que j’avais l’esprit sérieux, il faut s’il se peut tâcher de le faire oublier et populariser sa réputation auprès des femmes ».

® Pourtant, geste ambigu de St : non « revanche » ni revendication. Plutôt réparation de blessure de mère et tentative originale d’inventer féminin en clair-obscur ou négatif : atout des femmes, en 1800, non dans quête d’une place, mais dans conversion de leur marginalité en force d’observation :

Il n’y a que ces êtres en-dehors des intérêts politiques et de la carrière de l’ambition, qui versent le mépris sur toutes les actions basses, signalent l’ingratitude, et savent honorer la disgrâce quand de nobles sentiment sont causés (p. 313).

Moment 1800 bien intervalle décevant : Rév n’a pas tenu promesses de égalité universelle des citoyens : « Depuis la Rév, les hommes ont pensé qu’ils était politiquement et moralement utile de réduire les femmes à la plus absurde médiocrité » (p. 312). Or désillusion et situation encore « incertaine », inquiète, sous signe du privatif : « mais, dans l’état actuel, elles ne sont, pour la plupart, ni dans l’ordre de la nature, ni dans l’ordre de la société ». Mais marge devient force morale, tribune anthropologique privilégiée : « Peut-être serait-il naturel que, dans un tel état, la littérature proprement dite devînt le partage des femmes, et que les hommes se consacrassent uniquement à la haute philosophie » (p. 312). Malheur, cauchemar de gloire, éloge de vie obscure, représentation amputée du féminin :

L’intérêt qu’inspire une femme, la puissance qui garantit un homme, tout lui manque souvent à la fois : elle promène sa singulière existence, comme les parias de l’Inde, entre toutes les classes dont elle ne peut être, toutes les classes qui la considèrent comme devant exister par elle-seule, objet de la curiosité, peut-être de l’envie, et ne méritant en effet que la pitié. (p. 317)